LE MEMORIAL DES SAUVETEURS

LA GÉNÈSE

Journal "Le Matin" du 29 avril 1913


En ces jours où la France, toute tournée vers la contemplation des vertus qui l'ont faite ce qu'elle est, aperçoit dans le sacrifice la forme la plus féconde du culte de la patrie, le Matin a pensé qu'il convenait d'honorer à la face de tous cette catégorie d'hommes d'élite qui, quotidiennement, dans la forme la plus spontanée et la plus éclatante, donne à la nation l'exemple de l'héroïsme. Si sur sa frontière de terre, la France connaît la guerre comme un épisode, sur sa frontière de mer et d'océan, la lutte est sans trêve. Derrière la plus douce journée de juillet aussi bien que derrière les nuits d'équinoxe veille la tempête.
Du côté du môle du port, de la falaise, on riposte : l'homme contre l'élément. Des signes qui échappaient à tous l'ont averti : Il sait que des barques sont dehors il en connaît le nombre. Il sait aussi ce qui se lève à l'horizon, derrière ce frisson subit de la mer, derrière ces nuées en fuite.
A l'aide les amis ! Les nôtres vont avoir besoin de nous ! A l'aide !
Les canots de sauvetage, sont trop étroits pour recevoir les hommes qui veulent sauter dedans, et, vers la barque, vers le navire en perdition, une autre embarcation fait force de rames, haletante, comme si elle allait à un rendez-vous d'amour.
La fin de ces drames, on la connaît : tantôt la gloire, tantôt la mort ; toujours le rapide oubli. Avec l'océan qui s'apaise, avec le soleil qui reparaît, avec la mer qui recommence à rire, l'émotion des témoins, la sympathie de l'opinion se calment. Sauveteurs et naufragés peuvent aller dormir ensemble dans les grands fonds ou recommencer demain la lutte avec l'élément indomptable. Le sable monte vite pour niveler les tombes sur les grèves, l'oubli pour effacer la gloire des marins.

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Reste l'exemple. Le Matin a voulu le recueillir et le fixer.
Chaque année, une commission, qui demain sera convoquée pour la première fois, siégera afin d'examiner comme un jury d'honneur les actes, accomplis par nos sauveteurs du littoral français au cours des derniers douze mois. De cette noble concurrence, un exploit plus prodigieux que tous les autres se dégagera dans l'acclamation. Le nom des lauréats sera prononcé, proclamé avec le récit de leur héroïque aventure.
Et quelle sera la récompense
Quiconque a pénétré dans les sanctuaires qui bordent les côtes bretonnes et normandes a vu pendre des voûtes ces ex-voto naïfs et émouvants accrochés là par les marins eux-mêmes en souvenir de leurs angoisses et de leur délivrance. Nous avons pensé que la France, cette autre "mère des marins" se devait à elle-même de répondre à ce désir si touchant, et pour cela de consacrer un "mémorial" à l'héroïsme de ces sauveteurs qui, au delà des cercles de lumière répandus par nos phares, éclairent nos côtes et portent loin en mer la bonne renommée du courage français.
Il ne fallait pas que ce monument fût attaché à un point déterminé du sol, mais bien que, mobile comme la barque de sauvetage elle-même, il pût se porter à l'aide des belles actions. De cette nécessité a jailli pour nous l'idée de pétrir dans une matière impérissable une représentation glorieuse de ces dévouements glorieux. Afin que notre rêve prît corps, nous nous sommes adressé à un grand artiste, Pierre Falize.



Il l'a fait vivant. Dans un bloc de 200 kilos de bronze, une roche a été sculptée. A son faîte, dressé comme une crête d'angoisse, un groupe d'hommes et de femmes, sauveteurs et compagnes de marins, s'accrochent, malgré l'ouragan, face à la mer. Ils sont tous là, ceux que l'on attend à ce rendez-vous d'agonie : la mère avec deux enfants dans ses jupes, suppliant qu'on aille au secours de son homme, l'amoureuse, pétrifiée d'horreur à la pensée que la mer veut lui voler le baiser de son "gars", le patron de la barque qui, au-dessus de l'abîme, fait le geste de la promesse :
Tenez bon ! On vient à vous !

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Et les rameurs du canot, les anonymes, les visages dissimulés par leurs "suroits", qui déjà descendent vers l'embarcation, vers la mer invisible et pourtant présente comme le vent. Sur le socle du bronze, cette inscription :

AUX
MARINS SAUVETEURS DE FRANCE
LE « MATIN »
DÉDIE CE MONUMENT
POUR GLORIFIER L'HEROISME FRANÇAIS


Mémorial vu de droite

Mémorial vu de face

Mémorial vu de gauche


Mémorial vu de derrière


Par les soins du Matin, créateur de ce mémorial de Gloire, le groupe admirable sculpté par Pierre Falize et qui va figurer au Salon des artistes français, sera transporté au pays des victorieux. Grand port ou petit vrillage de pêche, qu'importe. Deux titres valent seuls ici pour orienter le choix : le tragique de l'occasion et la supériorité du courage. Une année durant, ce mémorial demeurera la propriété de ceux qui l'auront conquis à force de rames sur notre admiration et sur la mer. Logé dans l'hôtel de ville, dans la mairie, dans la maison commune, il sera un trésor d'honneur possédé par tous. Un livre d'or l'accompagnera où seront inscrits les hauts faits qui, tour à tour, auront mérité à, tel village, tel bourg, à telle cité la visite tant désirée.

Et de même que l'embrun de la mer éparpillé sur les champs fait pousser l'herbe plus drue, l'émanation héroïque de l'exemple ira au loin féconder des âmes.