LE NAUFRAGE DE L'ANTOINETTE


L'Antoinette est le dernier grand voilier trois mâts de commerce lancé en France. Une loi décennale visant à faire bénéficier de subventions le transport maritime à voile Français est instaurée en 1840. Ces subventions ou primes  permettront, pour un temps, à la Marine de commerce à voile Française de retrouver une certaine crédibilité au niveau du commerce international. Reportée de dix en dix ans, cette loi est pourtant considérablement amendée en 1902 et favorise maintenant les vapeurs et les voiliers de taille plus modeste. La construction, l'armement et l'exploitation des grands voiliers à prime n'est plus rentable. L'Antoinette a été le dernier voilier à bénéficier de la loi décennale sur la prime.

CARACTÉRISTIQUES DE L'ANTOINETTE


« L'Antoinette » est est un joli navire, aux lignes fines et élancées de type trois mâts goélette en acier, jaugeant 700 tonneaux.

Définition : Un trois-mâts goélette comporte un mât situé à l'avant (le mât de misaine) gréé en voiles carrées, tandis que les deux autres mâts (grand mât et mât d'artimon) ont des mâts de flèche et portent des voiles à cornes et des voiles de flèche (gréement aurique). Des voiles d'étai sont hissées entre les mâts.

Longueur : 59,79 mètres, coque doublée en acier.
Largeur : 9,49 mètres
Hauteur sur quille (intérieure) : 5,27 mètres
Poids en charge : 1200T.
Jauge brute : 698 tonneaux.
Tirant d'eau : 4,35 m environ (suivant sa charge).

Voilure : 17 voiles pour un total de 1300 m² et 4.400 kg

confection Lefèvre-Rigot de Paimpol.
Un treuil à vapeur

Identification internationale : HJGN


ARMEMENTS ET PÉRÉGRINATIONS DE L'ANTOINETTE

1902 : « L'Antoinette » est construit et lancé le 28 novembre par la « Compagnie Française de Navigation et Constructions Navales & Anciens établissements Sâtre Réunis » (ouf !) pour l'armement « l'Océan » qui possède déjà un autre voilier de commerce, un trois-mâts carré de près de 2.000 tonneaux, la « Duchesse-du-Berry ».

« Antoinette », son nom de baptême, elle le doit à sa marraine, Antoinette Marie Anne Claire Bonamy, femme de Marcel Dupond, administrateur-fondateur de l'armement « l'Océan ».

1903 à 1904 Décembre : 
Commerce du sucre avec les Antilles, transport de pétrole en caisse entre les États Unis et l'Afrique, l'Amérique du Sud (?) et general cargo1.

1904 Décembre à 1906 Octobre :
Le Hâvre à Cayenne puis Philadelphie, chargement de pétrole pour Capetown puis La Réunion, puis Haiphong puis Bangkok, Cap de Bonne-espérance touchant à Sainte-Hélène, puis les Açores et enfin Greenok (Écosse).  

« L'Antoinette » est certes un beau navire, mais c'est un petit parmi les grands : sa relative petite taille (certains de ses concurents font jusqu'à 120 m pour 3.000 tonneaux) l'empêche de transporter gros et d'effectuer de grandes courses autour du Monde, notamment de passer le Cap Horn, alors que sa « trop grande taille» et son tirant d'eau l'andicapent dans les hauts fonds Antillais. Ajouter à cela quelques erreurs commerciales et l'Océan ne tarde pas à faire face à des difficultés financières qui l'obligent à se séparer d'un de leurs deux navires. « L'Antoinette », moins rentable, sera choisie au profit de la « Duchesse-du-Berry ».

1906 Octobre : L'« Antoinette » est désarmée à Greenok (Écosse).

Le rôle de l'« Antoinette »

1906 Novembre 27 : « L'Antoinette » est rachetée par l'armement Nantais (Charles) Simon & Duteil (Lucien) pour 125.000 Fr.

1906 Novembre : Visite annuelle méticuleuse effectuée par les experts du Bureau Véritas2. Remise en état de l'« Antoinette » supervisée par son nouveau capitaine, Fernand Charles Pavillet.

1906 Décembre : Remorquage de l'« Antoinette » de Greenock à Londres par la compagnie Elliott Steam Tug and Co de Londres.

1906 Décembre à 1907 Janvier : 
(Ré) Armement à Londres. 


1907 Janvier à 1908 Janvier :
Londres à Capetown avec général cargo1, puis Saigon sur lest touchant Anjer, de Saigon à la Réunion, touchant à Maurice, avec cargaison de riz pour l'armement, de la Réunion à Nantes, touchant à Cadix avec une cargaison de sucre pour le compte de l'armement.

1908 Février à 1909 Mars :
Nantes, Cayenne et le Maroni avec général cargo1 du Maroni à New York sur lest de New-York à Capetown et Maurice, avec une cargaison de pétrole de Maurice à la Réunion sur lest de la Réunion à Nantes, touchant à Belle-Île avec une cargaison de sucre pour l'armement.

1909 Avril à 1910 Juin :
Nantes, Lisbonne avec sucre et lest de Lisbonne à Saint-Pierre-Miquelon, avec sel de Saint-Pierre et Miquelon à New-York sur lest de New-York, avec pétrole pour Capetown, Maurice, d'ou relèvement par la Réunion, retour à Maurice et ensuite à la réunion touchant à Belle-Île avec un chargement de sucre pour l'armement.


1910 Septembre à 1911 Décembre :
Nantes à Fowey sur lest, de là à Buenos-Aires avec kaolin, relèvement pour Montévidéo où chargement de 150 mules pour la Réunion, relèvement sur lest pour Samarang et retour à Nantes touchant Belle-Île à ordre, avec un chargement de sucre blanc pour compte de l'armement.

1912 du 4 Janvier au 6 janvier 1912, le dernier et dramatique voyage, sujet de cette rubrique.


Note KBCP : 

(1) General cargo, locution Anglaise, signifie marchandises diverses.
(2) Bureau Véritas est une société fondée en 1828, spécialisée dans les essais, l’inspection et la certification.

( ) Les informations relatives aux voyages de l'Antoinette de 1904 à 1912 sont tirées de l'excellent livre de Maurice Trépos, « Les Cinq voyages de l'Antoinette » (éd. Coop Breizh - 2016)  


« L'Antoinette » à Quai à Nantes - 1908 © ???


CONTEXTE DU NAUFRAGE

Afin de faire des économies structurelles (déjà...), les grands voiliers de commerce trans-océaniques voyageaient en personnel réduit afin de réduire la masse salariale. Bref, pas de problème pour "tirer droit" dans un océan sans obstacles. Il en allait tout autrement lors des manoeuvres de port où de chenaux, où ce manque d'effectifs était préjudiciable aux bonnes manoeuvres et à l'intégrité du navire. Ces grands voiliers étaient donc assistés par des remorqueurs.

L'armement Simon & Duteil avait été mandaté pour effectuer un transport d'engrais depuis Ipswich (Angleterre) vers la Martinique. C'est pour ce contrat que l'Antoinette est tiré depuis St Nazaire pour rejoindre Ipswich par le remorqueur Anglais Warrior de la compagnie The Elliott Tug Co Ltd.



Le naufrage sera abordé ici sous deux angles différents mais complémentaires : Vu du côté mer et vu du côté terre.


CÔTÉ MER : RAPPORTS DE L'ENQUÊTE ET DU CAPITAINE BOUTIN

L'Antoinette quitte St-Nazaire le 4 janvier 1912 pour Ipswich, chargé de 800 tonnes de lest. À la barre, le capitaine Louis Auguste Boutin, capitaine au long cours, matricule 486 au Quartier de Nantes, 29 ans. Il remplace le très expérimenté capitaine Félix Humbert, matricule 156 au Quartier de Paimpol, en convalescence. En effet, la fin du quatrième grand voyage de l'« Antoinette » pour le compte de l'Armement Simon & Duteil s'est terminée par une épidémie à bord, occasionnant plusieurs morts, la mise en quarantaine du reste de l'équipage puis la mise en repos. 

Épidémie à bord

A 14 heures l'« Antoinette » sort du bassin aidé à la manœuvre par le Saint-Félix, remorqueur de port. 

Port et écluses de St Nazaire © Delaveau

Remorqueurs du port de St Nazaire © Levy


Passé les écluses, le remorqueur de haute mer anglais Warrior le prend en remorque. Le « Warrior » de la compagnie anglaise « Elliotte Steam Tug Ltd » est un remorqueur de haute mer de 35 mètres de long par 7 de large et 3,70 mètres de tirant d'eau. Son capitaine, mister Cowes est assisté d'un pilote fluvial.

A 16 heures, le pilote est débarqué aux "Charpentiers". La mer est grosse et le vent souffle grand frais d'Ouest-Nord-Ouest. Vers 20 heures, les deux navires passent par le travers du "Four". Toute la journée du 5 janvier, le temps est brumeux avec des grains. Le soir, à 19 heures, l'Antoinette et le Warrior passent par le travers des Iles Glénan, leur route est alors Nord-Ouest.


Au large des Glénan - Photo-montage © JL Guégaden


Dans la nuit, le vent hale à l'Ouest-Sud-Ouest et fraîchit en coup de vent. Il pleut et la mer grosse.

Le 6 janvier, au matin, le temps est bouché avec des vents violents. La vitesse du convoi, proche de la côte ne dépasse pas les 1,5 nœuds.

A 8 heure 10, le Warrior demande à l'Antoinette d'établir ses focs 1 et voiles d'étai 2. Cette manœuvre a peine effectuée, la remorque casse... à moins que le Capitaine Cowes, sentant son remorqueur en danger, n'ait décidé de larguer l'amarre (manœuvre courante à l'époque et spécifiée dans le contrat de la compagnie The Elliott Tug Co Ltd).

Nomenclature (aide au texte) :

1- Petit Foc
2- Grand Voile d'Etai
3- Hunier fixe
4- Grand-Voile Goélette
5- Artimon
6- Misaine


A la faveur d'une brève percée du soleil, le capitaine Boutin reconnaît la pointe de Penmarc'h à 4 milles dans l'Ouest-Nord-Ouest. Quand il constate que le Warrior, à la cape, reste au large, il fait gréer hunier fixe et voiles goélettes afin de serrer le vent au plus près pour s'éloigner lui aussi de la côte.


Au large de Penmarc'h - Photo-montage © JL Guégaden

La tempête redouble de violence, la mer est démontée et accompagnée de pluie.

Une rafale de vent plus forte que les autres déchire les grandes voiles goélette4 et d'artimon5.

Vers 9 heures le Warrior vient à ranger l'Antoinette pour tenter de reprendre la remorque. Mais celle-ci est engagée sous le navire et le Cpt Cowes demande au Cpt Boutin de virer vent arrière. Malgré que ce dernier sache que cette manœuvre va le rapprocher davantage de la côte, il s'exécute, dans l'espoir de se voir remorquer et de sortir de cette fâcheuse position. Ses matelots s'épuisent à la manœuvre du cabestan, tentant de ramener la remorque. L'Antoinette se dirige plein sud.

Le Warrior © Ray Colin

Le vent souffle en furie quand l'artimon5 et le petit foc1 se déchirent à leur tour.

Vers 13 heure, le Cpt Boutin voit dans son sud-sud-est, la tourelle du Men-Hir. La côte étant dangereusement proche, il vire de bord et fait établir la misaine.
La remorque, toujours engagée, empêche la dérive et ralentit la progression du trois mats.
Le vent, toujours en furie, vire à l'ouest. La probabilité de naufrage devient trop importante, le Cpt Cowes "jette l'éponge" : Malgré les demandes de secours, l'équipage de l'Antoinette voit le Warrior remettre cap au large et disparaître...

Livré à lui-même, le voilier se dirige vers la baie d'Audierne, un piège dont on sait la difficulté de sortir en ces conditions de mer.

Phare Le Men-Hir © Lapie


A 15 heure, l'équipage aperçois les brisants à une centaine de mètres. La chaîne de bâbord étant maillée sur la remorque, il ne reste plus que l'ancre de tribord. Cependant, en concertation avec l'équipage, le capitaine décide de ne pas jeter l'ancre : Le navire risquerait de se mettre en travers à la lame et de ce fait serait encore plus en danger. La misaine6 est alors brassée carré.

Le Cpt Boutin demande à son équipage de revêtir leurs bouées de sauvetage et de préparer les embarcations, pendant que l'Antoinette aidée par la force des lames, file vent arrière pour s'échouer sur la plage...



15 heure 20 : Les brisants sont franchis et l'Antoinette s'échoue à 50 mètres de la plage de Tréguennec, face au village de St Vio. Perpendiculaire à la côte et poussé par la pleine mer, le trois mats talonne violemment, ce qui provoque d'importantes voies d'eau dans les fonds de coque. Les vagues balaient le pont et l'équipage se réfugie dans les haubans : La mer est trop démontée pour permettre l'utilisation des canots.
Il est urgent de quitter le navire.

Vers 17 heure 30, le capitaine fait filer vers la côte, une ligne de vie attachée à une bouée. Une bouée recueillie par des sauveteurs arrivés en nombre sur la plage.
Les sauveteurs y nouent une haussière bientôt amenée à bord du bateau et fixée afin d'établir un va et vient (voir pages suivantes).

Vers 18 heure, l'établissement du va et vient est terminé. L'équipage commence à être évacué dans une bouée culotte. Le capitaine est le dernier à quitter le navire.

Il est 20 heure 30 : Tout l'équipage est sauvé. Le capitaine Boutin quitte le bord le dernier, emportant avec lui les papiers et le livre de bord.


Les naufragés et leurs sauveteurs (au second plan) © Chever


Pour en savoir plus, un excellent livre :                 


« Les Cinq voyages de l'Antoinette »
par Maurice Trépos 
(éd. Coop Breizh - 2016)