1874 : L'assassinat de Bertrand Bodéré

Journal Le Finistère, article du 7 octobre 1874


Crimes monstrueux.

Des crimes tels qu'on en voit rarement commettre, pour l'honneur de l'humanité, viennent d’être découverts dans la commune de Penmarch et tiennent en ce moment tous les esprits en émoi.

Il s’agit encore de l'éternelle histoire qui a fourni tant de sujets de vaudeville, et de drames, hélas ! Ici, c’est sous la forme tragique qu’elle se présente. C'est l’adultère aboutissant à l'assassinat, le mari sacrifié aux passions de la femme et de l'amant.

Le mari se nommait Bertrand Bodéré1 ; il n’était guère âgé que de trente ans. Dans la matinée du 1er octobre, on releva sur la route du village de Kerguivoën2, qu’il habitait, son cadavre effroyablement défiguré. 


Les lieux mentionnés dans les articles de presse sont encadrés en rouge © Google Maps

Le crâne béant offrait plus de vingt fractures. La gorge portait des traces de compressions violentes, le ventre était labouré de contusions affreuses, comme s’il avait été piétiné avec acharnement.

Il fut évident au premier aspect qu'on avait devant les yeux la victime d'un crime ou plutôt d’une série de crimes successifs, accomplis avec une incroyable sauvagerie.

On fouilla le cadavre, et l'on trouva dans l’une des poches, une seule pièce de cinq francs, quoi qu’on sût que Bodéré avait touché quelques jours avant une somme importante qu’il avait l'habitude de porter sur lui.

Les premiers soupçons se dirigèrent sur sa femme3 et sur un jeune homme de 19 ans4, son cousin, avec qui elle passait pour entretenir des relations coupables. Dans la soirée du crime, on les avait vus venir chercher Bodéré dans un cabaret ou il avait passé la journée à s'enivrer. La femme Bodéré avait présenté à son mari un cuigne5, sorte de gâteau de ménage en honneur dans nos campagnes bretonnes, et l'avait décidé à reprendre le chemin de son logis ; puis tous trois étaient partis de compagnie. Il était alors six heures et demie, la nuit tombait, et depuis ce moment on avait perdu leurs traces.

L'autopsie du corps fut confiée à M. le docteur Cosmao-Duménez, qui constata que la plupart des plaies étaient mortelles.

Cette opération amena une nouvelle découverte.

Bodéré avait mangé, chemin faisant, une partie du gâteau préparé par sa femme ; des morceaux dont la digestion était à peine commencée furent retrouvés dans son estomac. Il s'y mêlait une substance étrangère dont la coloration suspecte attira dès l'abord l'attention du médecin. Le reste du gâteau avait été trouvé et fut examiné à son tour ; on y remarqua , en pleine pâte, une couche de la même matière, soigneusement étendue ; elle avait l’apparence du sulfate de cuivre, grossièrement pulvérisé ; quelques cristaux , restés intacts, avaient la grosseur d'un pois. Le malheureux Bodéré, avant d’être assassiné, avait été empoisonné !

Il restait à confirmer par l’analyse chimique, les apparences de ce dernier crime. Mais les aveux de la femme Bodéré, arrêtée avec son complice , devancèrent l'œuvre de la science. Grâce à son récit, l’on put reconstituer dans ses détails l’horrible scène de la soirée du 30 septembre.

Comme nous l’avons dit, Bodéré avait pris avec sa femme et son cousin le chemin de Kerguivoën2, tout en mangeant le gâteau empoisonné. Il avait fallu assurément que son ivresse fût grande pour l’empêcher de prendre garde au goût singulier du gâteau et à la grosseur des fragments de sulfate de cuivre, qui n'auraient pas manqué d'offenser le palais d’un homme à jeun.

Ses deux compagnons comptaient sans doute sur un effet foudroyant du poison. Voyant qu'il tardait à opérer, ils perdirent patience. De lourdes pierres jonchaient le chemin ; ils s’en armèrent et vinrent assaillir le malheureux ivrogne à qui ils fracassèrent la tête. Bodéré tomba mais malgré l'effroyable violence des coups, il continuait à vivre. C’est alors qu’ils se jetèrent sur son corps et le piétinèrent furieusement. Ce moyen ne réussit pas encore assez promptement à leur gré. Comme la victime donnait toujours des signes de vie, ils l'achevèrent en l’étranglant.

Quant ils se furent assurés que Bodéré était bien mort enfin, ils fouillèrent ses poches, s’emparèrent de l’argent qu'il portait, puis s'en allèrent, abandonnant le cadavre sur la route.

Là ne s'arrête pas encore celle progression dans l'horrible. Les recherches de la justice firent bientôt connaître un autre crime.

Dans la nuit même de l'assassinat, un enfant de six mois6 appartenant aux époux Bodéré, mourait à Kerguivoën2. On trouva le petit cadavre dans un état d’effrayante maigreur, et l'on en fit faire l'autopsie par le docteur Cosmao-Duménez. C'était encore une victime, et celle-ci avait été tuée de la plus barbare façon, par la faim. L’estomac, privé d'aliments, ne se distinguait plus par les dimensions de l'œsophage ni des intestins ; le cœur, épuisé, était réduit au quart de son volume. Détail hideux : la muqueuse de l’estomac avait disparu, absorbée dans l'œuvre de la digestion. Faute de nourriture, l’enfant avait vécu de ses propres organes.

La femme Bodéré ne fit pas difficulté d'avouer ce nouveau crime, comme le premier, avec un cynisme stupide qui peut laisser des doutes sur l'intégrité de ses facultés mentales.

Son complice, au contraire, parait doué d'une intelligence fort éveillée, et se défend avec énergie de toute participation à ces drames de famille.

Malheureusement pour lui, une perquisition faite à son domicile a fait découvrir une somme d'argent dont il ne peut expliquer la possession, et, — ce qui est plus grave encore — deux blocs de sulfate de cuivre, c'est-à-dire précisément de ce même poison qui a servi au premier attentat accompli sur la personne de Bodéré.

Quant au mobile de ces crimes, c'est évidemment la passion, une passion furieuse, bestiale, telle qu’on peut l’attendre des deux êtres dont nous venons de raconter les actes. Bodéré était un obstacle à l'union qu’ils convoitaient ; c’est pour cette cause qu’il a été leur victime, ainsi que l'enfant né de son mariage, et qui devait leur être odieux.

La cour d'assises du Finistère aura sans doute à juger dans sa session du mois de janvier cette épouvantable série de forfaits. Ce qui est le plus épouvantable peut-être, c’est que leurs auteurs sont une jeune femme de vingt deux ans et un adolescent de dix-neuf !

Note KBCP :
(1) Bertrand Bodéré, né le 27-11-1843 à Penmarc'h.
(2) Kerguivoën : Lire Kergaouen
(3) Marie Jeanne Bodéré ép. Bodéré, née le 10-12-1851 à Penmarc'h
(4) Jean Le Goff né le 03-05-1856 à Penmarc'h
(5) Lire kouign. Kouign est en Breton, le terme générique pour gâteau. C'est aussi, au pays bigouden, un genre de blinis. En mieux, forcément.
(
Recette ici pour ceux que ça intéresse)
(6) Michel-Marie Bodéré né le 7 avril 1874 à Penmarc'h