LE PETIT PARISIEN

Voici l'inauguration du Phare d'Eckmühl telle qu'elle a été relatée dans le numéro 2851 du 24 octobre 1897 du PETIT PARISIEN.


(Retranscription du texte) On vient d'inaugurer, à la pointe de Penmarc'h, dans le Finistère, proche de Quimper, le nouveau phare d'Eckmühl.

Sombres rochers de Penmarc'h ! L'Océan y rugit. La Torche, séparée de la terre par le gouffre nommé le Saut-du-Moine, domine des écueils qui se prolongent à plus de quatre kilomètres du rivage.

Un décret du mois de mars 1893 avait autorisé l'administration des Phares à utiliser un legs de 300 000 francs fait par Mme de Blocqueville pour élever un phare en ce point, le plus dangereux des côtes françaises.

La construction est maintenant achevée, et le nouveau phare sera le plus puissant du monde.

Le nom qui lui a été donné est un hommage rendu à la mémoire du maréchal Davout, prince d'Eckmühl, dont Mme de Blocqueville était la fille.

On a dit que le degré d'humanité et de civilisation d'une nation maritime se mesurait volontiers au bon état de balisage de ses côtes. A ce titre, le phare d'Eckmühl marquera dans le progrès. On voit bien qu'il s'élève dans la patrie de Fresnel, d'Arago, d'Argand et de Carcel, qui ont jeté les bases en France de la construction difficile des puissantes optiques, et dont les successeurs ingénieurs ou constructeurs émérites, ont su conserver le premier rang, nous pourrions presque dire le monopole, par leur seul talent.

Le nouveau phare électrique de la pointe de Penmarc'h, dont nous vous donnons une reproduction exacte d'après une photographie de M.Villard, de Quimper, est haut de 64 mètres ; il dépassera de 23 mètres l'ancien phare, dont on voit la sihouette dans notre gravure et dont les aménagements serviront de magasins pour le personnel du phare d'Eckmühl.

Le feu-éclair de ce dernier est un feu à éclats, d'une durée d'un dixième de seconde, avec une éclipse de cinq secondes. Deux optiques jumelles, à quatre lentilles, réalisent ce programme lumineux. On peut s'imaginer les beaux clignements tutélaires que le phare d'Eckmühl envoie dans la nuit noire, au milieu des embruns, pendant que s'acharne la tempête.

Avec un régime de 50 ampères à chacun de ses foyers électriques, l'optique d'ensemble du phare donne l'intensité lumineuse totale de 3 600 000 carcels. Or, la lampe Carcel est, on le sait, une lampe dont la mèche a 30 millimètres de diamètre et qui, la flamme étant réglée à une hauteur de 40 millimètres, brûle 42 grammes d'huile pure de colza à l'heure. C'est donc une étonnante féerie que de s'imaginer ces 3 600 000 lampes brûlant dans la nuit.

L'Angleterre ne possède actuellement que quatre feux électriques analogues ; le plus important, celui de l'île de Wight, n'a qu'une puissance lumineuse de 600 000 carcels.

La " portée lumineuse " du phare d'Eckmühl sera, par les temps moyens de 100 miles marins, ou un peu plus de 185 kilomètres, dépassant étonnamment la " portée géographique " de 21 miles, ou de 39 kilomètres, que limitent la hauteur du phare et la courbure de la terre ; mais au-delà, bien au-delà, les navigateurs se hâtant vers le port verront scintiller dans la nuit, au ciel, le faisceau lumineux dont les éclats lui crieront en leur langage muet, mais si bien compris : " France !…France ! "

Quel progrès on a réalisé dans la science de l'éclairage des mers depuis un siècle ! Jusqu'en 1770, les quelques phares établis sur les côtes de France étaient des tours au sommet desquelles brûlait un tas de bois à l'air libre. En 1774, ce système était encore en usage au cap de la Hève, près du Havre. C'est en 1781, et à la Hève précisément que, pour la première fois, on se servit de lampes à huile. Le premier phare électrique date de 1863, mais, au début, son intensité de lumière n'était que de 6 000 becs-carcels. En 1881, on obtenait grâce à des procédés nouveaux, une puissance de 127 000 becs-carcel pour le phare de Planier, près de Marseille. Puis, à Barfleur, à Ouessant, à Belle-Isle, d'autres perfectionnements permirent d'atteindre le chiffre de 900 000 becs-carcel.

Ce chiffre déjà énorme avant été récemment plus que doublé au cap de la Hève, il est aujourd'hui plus que triplé au phare d'Eckmühl.

On comprend que ces faisceaux de lumière, la nuit, attirent les oiseaux de passage comme la lampe attire les phalènes. Dans leur vol éperdu, ces oiseaux viennent se heurter contre les verres de la lanterne et s'y brisent la tête. Morts ou blessés, on en relève, à certains moments, par centaines.

Souvent on a décrit la vie des gardiens de phares. Elle est humble, la tâche de ces braves gens, mais en est-il beaucoup de plus utiles? On a dit avec raison que le gardien des phares est un peu sur la mer ce qu'est l'aiguilleur sur les voies ferrées. Ce dernier tient dans sa main le sort des voyageurs ; en effet, qu'il accomplisse imparfaitement la besogne dont il est chargé, qu'il commette une erreur, et voilà une catastrophe ! Et que le gardien d'un phare laisse s'éteindre la lumière protectrice, aussitôt le péril que sa clarté conjurait menacera les navires, d'autant plus que ceux-ci s'avanceront avec confiance.

Dans les phares isolés en pleine mer, la situation est surtout pénible. Les gardiens sont confinés sur leur îlot sans d'autres relations que celles qu'ils peuvent entretenir mensuellement avec le porteur de nourriture. Une fois par mois, en effet, un bateau arrive qui leur apporte des aliments. Quelquefois, - c'est le cas de certains phares très éloignés,- ces vivres ne sont même apportés que de trois mois en trois mois.

Par les gros temps, le bateau ne peut accoster les rochers sur lesquels s'élèvent les phares en pleine mer. C'est ce qui arrive généralement au phare du Four, près d'Ouessant. Pour débarquer les vivres, on se sert de cordages qui, du phare, sont jetés au bateau.

Au phare d'Ar-men, pour relever les gardiens, même par le beau temps, on doit employer un procédé semblable. Du phare, on lance une ligne de loch que, du bateau, on repêche au moyen d'un grappin au bout d'une corde. Quand c'est fait, on amarre la ligne en tête du mât de misaine, et l'on installe là-dessus, à l'aide d'un palan, un système de " va et vient ". Le gardien qui va prendre son service s'assoit, préalablement revêtu d'une ceinture de sauvetage, sur une planchette, et il effectue son voyage aérien jusqu'à la porte du phare ; à son tour, le gardien qu'on relève accomplit ce même périlleux trajet, pendant lequel il doit se tenir vigoureusement à la corde, car plus d'une lame vient l'atteindre.