LE PEINTRE JEAN-JULIEN LEMORDANT

BIOGRAPHIE

Né à Saint-Mâlo en 1878 Jean-Julien Lemordant est orphelin et sans ressource dès son adolescence. Il réussit cependant, à force de volonté, à suivre un apprentissage de peintre. Il étudie d'abord à Rennes, puis à Paris dans l'atelier de Bonnat.
Après sa formation, il retourne en Bretagne à Pont-Aven puis à Doëlan. Mais c'est à Saint-Guénolé en Penmarc'h qu'il s'installe. Il y rachète l'atelier du peintre-archéologue Paul du Chatellier, atelier surplombant la mer et le Rocher des Victimes.

Disciple du synthétisme de Félix Jobbé-Duval et du fauvisme d'Henri Matisse, tombé amoureux du Pays Bigouden et de ses habitants, Jean-Julien les peint avec passion, rapportant avec justesse les attitudes, magnifiant les couleurs, capturant idéalement les paysages...

Droits Villard-6954.Quimper. Le boulevard. L'Hôtel de l'Epée.

En 1905, remarqué pour l'originalité de son art, Jean-Julien reçoit à 26 ans, sa première commande importante : Une décoration de 60 m² (47m x 1,90m) en plusieurs scènes pour la grande salle à manger de l'hôtel de l'Epée, à Quimper. Le travail s'échelonnera sur quatre ans.

La décoration de cet hôtel a contribué à la grande notoriété de l'artiste tant dans le milieu de l'Art régional que national.

Le pardon

Port de pêche

Ramassage du goëmon

En 1912, Jean-Julien reçoit sa deuxième grande commande, la décoration du plafond et du rideau de scène du théâtre de Rennes.

Droits Levy-27.Rennes.Le Théâtre.

En 1914, il est sous-lieutenant dans une guerre terrible d'où il s'évade en croquant au crayon ses compagnons de misères. Le jeune peintre plein d'avenir est plusieurs fois blessé au combat . Il y perd la vue et est capturé par l'armée Allemande.

Échangé contre d'autres prisonniers Allemands, il est libéré en 1916 : La victime de guerre est "récupérée" par les militaires et les politiques lors d'une cérémonie où il est décoré. (voir "Après le drame", ci-dessous)

HONNEURS ET DECORATIONS

Récit intégral de la remise de médaille en l'honneur de son Ami Jean-Julien Lemordant par Charles Le Goffic.

C'est toujours une belle chose qu'une prise d'armes aux Invalides, dans les lignes sévères de ce monument en accord si parfait avec la dure épopée qu'écrivent nos braves. Mais, le 23 novembre 1916, la cérémonie fut particulièrement émouvante. Le temps était clair; les drapeaux claquaient au vent; la Marseillaise se déployait, rythmant le pas des fusiliers marins et des petits lignards qui franchissaient le grand guichet pour former le carré dans la Cour d'honneur du Palais, toute chargée de trophées. Une cinquantaine de décorations devaient être distribuées ce jour-là, par le général Cousin, et l'une de ces décorations était réservée à un artiste déjà célèbre, quoique jeune encore, Julien Lemordant, récemment échangé comme grand blessé.

Le ban ouvert, le général leva son épée et s'approcha des nouveaux légionnaires pour leur conférer l'investiture. Presque tous étaient de grands blessés comme Lemordant. Héroïques débris de la bataille, membres saignants de la patrie, sur qui allait descendre le baiser de la Gloire... L'admirable scène! Et comme il l'eût évoquée plus tard sur la toile, ce vibrant coloriste en l'honneur de qui - et de ses camarades aussi méritants sans doute - la fête était donnée! Il était là, au premier rang, immobile, son grave et stoïque visage tourné vers le drapeau. Mais ce drapeau, ces soldats, ces trophées, ce général qui s'avançait pour lui donner l'accolade, cette foule tendue par l'émotion et qui frémissait sous les arcades et dans les galeries supérieures du palais, ce soleil d'hiver qui baignait la scène d'une clarté ramassée et profonde, rien de tout cela, Lemordant ne le voyait: le trajet d'une balle reçue dans la tempe a déterminé chez lui une atrophie du nerf visuel. Ce peintre de la lumière est en deuil de la lumière depuis deux ans.

Il guérira, nous en avons tous la certitude; il reverra cette lumière qui est toute sa vie et sa raison d'être. Pressés autour de lui à l'issue de la cérémonie, dans son atelier du boulevard de Port-Royal, ses maîtres, ses amis, ses admirateurs lui en renouvelaient l'un après l'autre l'assurance. Et, ni dans la bouche du sous-secrétaire d'Etat aux Beaux-Arts, ni dans celle du Président de la Nationale, M. Roll, ni sur les lèvres paternelles de M. Janvier, maire de Rennes, dont l'allocution nous remua jusqu'au fond de l'âme, ces assurances, ces promesses de résurrection, n'étaient des paroles de vaine condoléance.

Etendu sur sa chaise longue, car l'une de ses jambes n'est pas encore bien valide, Lemordant écoutait. M. Janvier rappelait les circonstances inoubliables dans lesquelles ce volontaire de 37 ans, qui, par son âge, appartenait aux formations territoriales (section du train des équipages), s'était présenté à son cabinet, le 7 août 1914, et l'avait supplié d'intervenir près de l'autorité militaire pour qu'il pût partir avec l'active, prendre tout de suite sa place au front.

La démarche avait peu de chance d'aboutir, les cadres étant au complet. Mais au dernier moment, par aventure, une place de sergent se trouva libre au 41e d'infanterie, dans la 5e compagnie du 2e bataillon, et le lieutenant-colonel Passaga, qui commandait le 41e et qui porte aujourd'hui les étoiles de divisionnaires voulut bien la donner à Lemordant. Huit jours, après, l'ancien territorial s'embarquait avec son nouveau régiment pour les Ardennes. Ce qui suit, je ne le tiens pas de M. Janvier, je l'ai appris des uns et des autres et de Lemordant lui-même. II est très probable que, même guéri, notre ami ne réintégrera pas l'armée. Les vingt-quatre mois qu'il a passés, au front et dans les casemates allemandes n'ont été qu'aie parenthèse douloureuse et sublime dans sa vie. Déjà son milieu social l'a repris. Tel il était avant la guerre, idéaliste impénitent, plus attaché à la figure morale de la France qu'à son expression concrète, tel il se retrouve. Maïs pendant vingt-quatre mois, surtout pendant e temps où il s'est battu en Belgique, sur la Marne, devant Arras, il a été un soldat dans la plus pure et la plus noble acception du mot; il a connu, avec ses servitudes, toute la grandeur du devoir militaire; il s'est battu pour les plus solides réalités. C'est cette période de sa vie que je voudrais évoquer. Et aussi bien, sinon pour lui, du moins pour d'autres, convient-il que la magnifique leçon n'en soit pas perdue.

Un matin du 4 octobre 1914, le 41e attaquait vers Monchy-le-Preux. On était parti en pleine nuit, à 3 heures, dans les betteraves, avec Neuville-Vitasse pour premier objectif. A la faveur de l'obscurité, Lemordant, avec sa section, réussit à gagner un bas chemin, planté d'une petite haie drue, d'où il n'était plus séparé que par quelques centaines de mètres de la ligne ennemie. L'avance avait été très pénible malgré tout, en raison des rafales d'artillerie qui battaient les abords. Mais, dans le bas chemin, on était à peu près à l'abri. Pour en sortir par exemple, c'était plus risqué. Devant la haie, entre les Boches et nous, s'étendait une grande friche solitaire, un de ces steppes comme la guerre en a fait dans tout l'Artois, complètement nu, sauf à gauche, où des betteraves achevaient de pourrir. On ne voyait même pas la tranchée ennemie: les balles venaient l'on ne savait d'où, de fusils posés à ras de terre, le canon, dissimulé entre deux mottes. A coups de cisailles, avant d'aborder cette zone dangereuse, Lemordant avait fait ouvrir des trous dans la haie. Tandis que deux ou trois képis, astucieusement glissés près de la barrière, donnent le change aux " têtes carrées ", les hommes, sur un signe se coulent en rampant par les trous de la haie. Tout va bien pour commencer. De temps en temps, quand le terrain présente une apparence d'ondulation, on fait un bond, puis on reprend le rampement dans les betteraves. Quelques malchanceux s'égrènent en route. Avec le reste, Lemordant, bien que blessé lui-même à la main, arrive jusqu'à la tranchée ennemie et l'emporte.

Une deuxième balle, à ce moment, lui érafte la tête, au-dessus de la tempe droite; une troisième, peu après, l'atteint au sommet du crâne. Il fait plein jour maintenant. Mais c'est un temps du Nord, douteux, gris, neutre. Aux quatre grandes étapes de sa vie militaire, ce peintre-soldat aura connu des atmosphères différentes; il aura parcouru toute ta gamme des tons, depuis l'ardent azur de Charleroi jusqu'à la nuit sans fond de Craonnelle, en passant par la nuit laiteuse, divinement claire, de la Marne.

Est-ce à cela qu'il songe, si tant est qu'en une pareil moment il ait le loisir de songer à autre chose qu'au salut de ses hommes? Un flottement dans la plaine... sur sa droite des silhouettes affolées qui se dressent tout debout, tournoient, s'écroulent: une autre section de sa compagnie, engagée de ce côté, vient d'être prise en flanc par des mitrailleuses installées dans une espèce de blockhaus, derrière un talus, devant un pâté de masures. Sans hésiter, avec cet esprit de décision qui ne l'abandonne jamais dans les circonstances les plus périlleuses, Lemordant fait converger ses hommes, rallie les fuyards au passage et se jette sur le blockhaus: la batterie de mitrailleuses est neutralisée. Mais Lemordant, en escaladant le talus, reçoit une balle à bout portant qui lui traverse le genou droit. C'est sa quatrième blessure de la journée, et ses hommes veulent l'emporter. Il refuse, sentant sa présence plus nécessaire que jamais parmi eux et n'ayant pas de gradé à qui passer le commandement. Il fait seulement emboîter sa jambe, puis la position retournée, il envoie au commandant Bernard un homme de liaison pour le mettre au courant de sa progression et lui demander de la soutenir. L'homme est tué en route. Un autre éprouve le même sort et, dans l'intervalle, la contre-attaque allemande se déclenche.

Elles est montée par toute une compagnie, et c'est affolant de voir cette houle grise rouler sur la plaine, s'enfler, se creuser, s'enfler encore et grandir à chaque bond qui la rapproche du talus. Lemordant, à force d'autorité, obtient de ses hommes de ne pas tirer, de mater leurs nerfs. La charge arrive ainsi jusqu'à vingt mètres du talus, où elle se ramasse sur elle-même pour déferler tout d'une pièce au cri de Vorwarts!
" Feu de salve, feu à volonté! " hurle Lemordant.

La charge oscille, s'arrête. Nos hommes bondissent de la tranchée pour charger à leur tour. Lemordant, bien que blessé à la main, à la tempe, au sommet du crâne et au genou, veut charger avec eux, étayé par un jeune soldat de sa section. Le hasard pousse devant lui l'oberleutnant qui commande la contre-attaque et qu'il saisit à la gorge, quand une cinquième balle vient le frapper au-dessus de l'oeil droit, broyant la table frontale. Il a l'impression que sa tête éclate, qu'un de ses yeux saute à hue, l'autre à dia. Il tombe comme une masse. C'est fini.

Comment en réchappa-t-il? Il ne le sait encore. Tombé dans les lignes ennemies, laissé pour mort, il demeura là quatre grands jours, sans aucun soin, et, pendant quarante-huit heures, il fut dans le coma. Quand il en sortit, il éprouva quelque mal à rassembler ses idées. Il ne savait où il était. Autour de lui c'était la nuit, la nuit totale. Et elle ne se dissipait pas. Il entendit des plaintes, râles de mourants, voix de blessés qui appelaient. Il se traîna, dans leur direction et s'informa. Pourquoi donc la nuit était-elle si longue? On lui répondit qu'il faisait plein jour, - et il comprit.

" J'avais songé à tout, me disait-il, à la mort, aux blessures les plus affreuses, mais pas à cela."
Et, après un silence:
" Mais si cela était nécessaire!... "

Et, tandis que je transcris cette parole de mon admirable ami, je sens combien je suis impuissant à la vivifier, à y mettre le ton grave d'acceptation, de consentement stoïque qui est le sien. 0 compatriote des Surcouf et des Chateaubriand, Julien Lemordant, vous dont le nom, suivant certains, veut dire en celtique: " Feu de mer " et qui avez transposé dans votre art toutes les fougues, toutes les vertus héroïques de vos ancêtres les corsaires, comme elle revit en vous, de toute sa hauteur, cette race malouine dont vous sortez et qui ne nous paraît quelquefois si démesurée que parce que nous ne savons pas, comme elle, nous proportionner à l'absolu!...

Charles Le Goffic

Charles Le Goffic en 1930 lors de son entrée
à l'Académie des Lettres.

Julien Lemordant et son fidèle
Roméo, après sa blessure.

APRÈS LE DRAME

Il retrouvera la vue 50 ans plus tard, après une trentaine d'opérations. Mais il n'échappera pas à son destin : deux ans après avoir recouvré la vue, il perdra anonymement la vie au Quartier Latin, pendant les manifestations de Mai 1968. Par la faute d'une bombe lacrymogène...