LE JOURNAL L'ILLUSTRATION

Voici l'inauguration du Phare d'Eckmühl telle qu'elle a été relatée dans les numéro 2851 du 16 octobre 1897 et 2852 du 23 octobre 1897 du journal l'ILLUSTRATION.


L'ILLUSTRATION n° 2851 du 16 octobre 1897

(Retranscription du texte) « Ma première et plus chère volonté est qu'il soit élevé un phare sur quelque, point dangereux des côtes de France, non miné par la mer.
« Mon vieil ami le baron Baude m'a souvent dit que bien des anses des cotes bretonnes restaient obscures et dangereuses. J'aimerais que le phare d'Eckmühl fût élevé là, mais sur quelque terrain solide, granitique, car je veux que ce noble nom demeure longtemps béni. Les larmes versées par la fatalité des guerres, que je redoute et déteste plus que jamais, seront ainsi rachetées par les vies sauvées de la tempête.

« Je consacre à cette fondation une somme de 300,000 francs, voulant ce phare digne du nom qu'il portera... »

Ces lignes du testament de Mme la marquise de Blocqueville, née Adélaïde-Louise Davout d'Eckmühl, décédée le 7 octobre 1592, contiennent tout l'historique du phare d'Eckmühl, dont la construction sur la pointe de Penmarch (Finistère) vient d'être terminée, et dont le feu sera allumé solennellement dimanche prochain.

La marquise de Blocqueville avait nommé M. le Myre de Vilers, député, ancien gouverneur de la Cochinchine, son exécuteur testamentaire, en tout ce qui concernait cette fondation. M. le Myre de Vilers sut abréger singulièrement les formalités administratives : sept semaines après la mort de la marquise, une commission composée de membres de la famille, de membres de la Commission des phares et de fonctionnaires du ministère des Travaux publics, se réunissait sous la présidence de l'exécuteur testamentaire. Et, séance tenante, elle décidait : 1° de délivrer le legs en espèces à i l' administration, qui serait ainsi chargée de la construction; 2° d'élever sur la pointe de Penmarc'h, choisie à l'unanimité, un phare électrique de premier ordre, en remplacement de l'ancien phare à huile reconnu insuffisant dans ces parages dangereux.

Les entrepreneurs n'ont pas voulu être en reste avec l'Administration : les travaux, commencés en 1893, ont été activement poussés. Cinq années presque jour pour jour après la mort de la marquise de Blocqueville, le feu électrique du phare d'Eckmühl va, réalisant sa volonté la plus chère, flamboyer sur une des plus inhospitalières côtes bretonnes.

Les édifices du nouveau phare de Penmarc'h se dressent à une centaine de mètres de l'ancien phare éclairé à l'huile minérale. ils se composent d'une tour isolée, d'un bâtiment réservé à la machinerie et de logements affectés aux gardiens.

La tour, construite en matériaux de choix, défiant les injures du temps et les corrosions de l'air salin de l'Océan, a absorbé, à elle seule, la presque totalité du legs de Mme de Blocqueville. Sa hauteur totale est de 63 mètres au-dessus du sol, et elle dépassera de 64 mètres le niveau des plus hautes mers. Son altitude égale sensiblement celle des tours de Notre-Dame de Paris; elle permet d'apercevoir le phare à une distance de 30 kilomètres pendant le jour et par temps clair.

Durant la nuit, la portée lumineuse du feu électrique qui va couronner la tour pourra dépasser 100 kilomètres; elle ne sera inférieure à 10 kilomètres que par les temps plus ou moins brumeux, dont la fréquence dans ces parages atteint environ le dixième de I'année.

Ces portées lumineuses considérables sont réalisées grâce au nouveau système d'appareils d'éclairage inauguré en France, il y a quelques années, dans le phare de la Hève, pour les feux-éclairs électriques. La puissance lumineuse du phare d'Eckmühl, à peu près double de celle du phare de Ia Hève, peut être évaluée à 40 millions de bougies ou 4 millions de becs carcel.

D'autre par, la tour porte encore à son sommet un signal sonore de brume, constitué par une sirène à air comprimé pouvant être mise instantanément en fonction au moment du besoin. Nous donnerons une idée de l'intensité des sons émis en disant qu'elle correspond à un travail moteur de 160 chevaux vapeur.(1)

Dans le vestibule d'entrée de la tour, dont la décoration a été confiée à M. Sanson, architecte, a été placée une statue de bronze du maréchal Davout, réduction de la statue érigée à Auxerre. Sur une plaque de marbre, incrustée dans la muraille, a été tracée l'inscription suivante, dictée par la marquise de Blocqueville elle-même dans son testament :« Ce phare a été élevé à la mémoire du maréchal prince d'Eckmühl par la piété filiale, de Napoléon-Louis Davout, duc d'Auerstaedt, prince d''Eckmühl, son fils unique, mort sans enfants, et par sa fille Adélaïde-Louise d'Eckmïihl, marquise de Blocqueville, également morte sans enfants. »


L'ILLUSTRATION n° 2852 du 23 octobre 1897

(Retranscription du texte) La cérémonie d'inauguration du phare d'Eckmühl a eu lieu dimanche dernier. Un vent violent avait soufflé toute la nuit et fait redouter de fâcheuses ondées. Ces menaces ne se sont pas réalisées, fort heureusement pour une population qu'attendait une autre déconvenue. Elle avait espéré deux ministres, puis un, puis, tout au moins, le préfet maritime : et tous ces hauts personnages, successivement, se sont trouvés empêchés. D e la pluie et pas d'amiral, c'eût été trop de déceptions à la fois.

Mais le temps était superbe, dimanche matin, quand sont arrivés à Quimper, à 9h 45, les invités de Paris. Nommons entre autres : M. Quinette de Rochemont, représentant le ministre des Travaux publics ; le capitaine de vaisseau Lefèvre, représentant le ministre le la Marine ; M. Paul Marbeau, architecte du phare ; M. le comte Vigier et un jeune Saint-Cyrien, fils du général Davout, duc d'Auerstaedt, ces deux derniers représentant la famille de la généreuse donatrice, Mme de Blocqueville. Dans l'après-midi seulement, le cortège officiel s'est rendu, par le chemin de fer, de Quimper à Pont-l'Abbé, salué, aux gares et aux passages à niveau, par les acclamations d'une foule pittoresquement endimanchée.

De Pont-l'Abbé au hameau de Saint-Pierre, à la pointe de Penmarc'h, le trajet est d'environ trois lieues à travers un plateau jonché de menhirs et de dolmens. Toute la population de la presqu'île s'est donné rendez-vous autour des pauvres chaumières grises de Saint-Pierre. Ce coin aride de la Bretagne n'a jamais vu et ne reverra pas de longtemps pareille affluence.

Nous avons dans l'Illustration de la semaine dernière décrit sommairement le phare d'Eckmühl. Sa haute tour carrée, aux angles coupés, est de belles proportions, élégante en somme bien que sévère. Dans la cour pavoisée, des joueurs de biniou attendent le cortège des invités ; à l'arrivée des voitures, la Marseillaise se fait entendre : l'effet de la Marseillaise, jouée sur des binious, est toujours un peu surprenant.

La décoration du vestibule du phare, due comme l'ensemble de la construction à M. Marbeau - c'est par erreur que nous l'avons attribuée, dans un précédent article, à M. Sanson -est d'une belle sobriété. Très imprévu est le revêtement de la cage de l'escalier, tout en briques vernissées opalescentes.

Non sans fatigue, les personnages officiels parviennent jusqu'à la lanterne, à 257 marches du sol. Après explication du mécanisme par M. Bourdelles, directeur des phares, M. Le Myre de Vilers, exécuteur testamentaire de la marquise de Blocqueville, donne le signal : une lumière puissante dont l'incomparable éclat est appréciable même au grand jour, jaillit aussitôt, tandis que la sirène pousse de profonds et rauques mugissements. Quelques minutes après tout s'arrête ; un vin d ‘honneur est servi dans la chambre des machines ; et MM. Le Myre de Vilers, Quinette de Rochemont et Cosmao-Dumenez, député, prononcent de brefs discours dans lesquels ils saluent la mémoire de Mme de Blocqueville et rendent à cette femme généreuse, dont le nom restera toujours dans le cœur des marins, l'hommage qui lui est dû.

Puis, tandis que le cortège officiel regagne Quimper, la fête populaire commence autour du phare et les danses bretonnes, jabanao et gavotte entraînent les filles et les gars de Penmarc'h , Kérity, Saint-Gwenolé, Guilvinec et autres lieux.