Jacques Cambry
Jacques Cambry (°1749 à Lorient, +1807 à Cachant).
D'abord ecclésiastique. Après la terreur, il est chargé de faire l'inventaire des objets échappés au vandalisme des révolutionnaires en l'an III. Pour cet inventaire, il est amené à voyager en Finistère.
Son compte-rendu, Voyage dans le Finistère ou état de ce département en 1794 et 1795 (publié en 1799) ne se contente pas d'être un inventaire matériel, mais dresse un état politique, moral et économique du Finistère. La deuxièmes mouture de ce Voyage dans le Finistère a été revue et augmentée en 1835 par Émile Souvestre.
Membre de plusieurs sociétés savantes, il est fondateur de l'Académie Celtique.
Voyage dans le Finistère, revu et augmenté par Émile Souvestre, pages 158 à 160 (Extraits) :
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Cambry indique les travaux urgents à y faire. Une partie concerne les voies de communications entre Penmarc'h, Kérity, Pontl'Abbé.
Réparer les ponts de Nignon, de Keréon, de Saint-Parre, pour établir une communication si nécessaire entre Penmarc'h, Kerity , Pontl'Abbé, Quimper, etc. Les chemins qui mènent à cette côte sont les plus mauvais de la Bretagne. J'atteste avoir passé plus de cent mares en m'y rendant, dans lesquelles mon cheval s'est mis quatre fois à la nage. Ces routes n'ont pas la largeur nécessaire pour que deux charrettes puissent s'y croiser, et les charrois sont jour et nuit en activité.
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J'avais attendu le moment d'une tempête pour me rendre à Penmarc'h ; je fus bien servi par les éléments : la mer était dans un tel état de fureur, que les habitants du pays, accoutumés à ce spectacle, quittaient leurs travaux pour la contempler.
Tout ce que j'ai vu dans de longs voyages, tout ce que j'ai décrit dans ce mémoire, la mer brisant sur les rochers d'AltavelIe et les côtes de Fer, à Saint-Domingue, les longues lames du détroit de Gibraltar, une tempête qui combla sous mes yeux le port de Douvres, en 1787, la Méditerranée près d'Amalphi, rien ne m'a donné l'idée de l'Océan frappant les rochers de Penmarc'h.
Ces rochers noirs et séparés se prolongent jusqu'aux bornes de l'horizon ; d'épais nuages de vapeurs roulent en tourbillon, le ciel et la mer se confondent. Vous n'apercevez dans un sombre brouillard que d'énormes globes d'écume ; ils s'élèvent, se brisent, bondissent dans les airs avec un bruit épouvantable; on croit sentir trembler la terre. Vous fuyez machinalement; un étourdissement, une frayeur, un saisissement inexplicable s'emparent de toutes vos facultés ; les flots amoncelés menacent de tout engloutir; vous n'êtes rassuré qu'en les voyant glisser sur le rivage et mourir à vos pieds, soumis aux lois de la nature et de l'invincible nécessité.
La torche de Penmarc'h est un rocher séparé de la terre par un espace qu'on nomme le Saut-du-Moine. La mer s'y précipite avec fureur; on lui prête le bruit qui retentit au loin dans la campagne, quoiqu'il soit produit par les cent mille obstacles que l'Océan trouve sur ces parages.
« A l'est de la pointe de Penmarc'h est le village de Kerity. J'y vis avec surprise une statue d'albâtre de sept pieds de haut : c'est un Saint-Jean. Sa barbe, ses sourcils, ses cheveux sont dorés ; une guirlande de feuillage l'environne ; de petits oiseaux posent sur ses rameaux ; le saint soutient un agneau sur un lion. Je crois cette statue d'une main espagnole ou portugaise. Le piédestal est orné de quatre statuettes de la même matière, mais d'un meilleur style que la statue. Le dôme qui la couvrait est un amas de pyramides gothiques et d'ouvrages à jour travaillés avec recherche.
» Quelque naufrage aura fourni ce monument à Kerity. » (1)
J'ai parlé des ruines de Penmarc'h ; elles annoncent une très-grande population ; elles sont pour les habitants du pays les ruines de la ville d'Is. On sait qu'on y faisait un immense commerce de salaisons (2).
(1) L'église de Kerity est actuellement en ruines. La curieuse sculpture dont parle ici Cambry ne s'y trouve plus , mais elle a été transportée dans l'église de Penmarc'h, à gauche du chœur. Il existe aussi au presbytère quatre petits bas.reliefs d'albâtre, du quatorzième siècle, représentant des scènes de la passion.
(2) Les ruines qui couvrent le terrain de Kerity à Penmarc'h sont en effet considérables, et indiquent un centre de population important; mais les habitants n'ont jamais parlé de la ville d'is à propos de ces débris. Il est certain qu'il existait autrefois dans ce lieu une ville où l'on se livrait à la salaison des congres, des juliennes, et même des morues qui se pêchaient sur la cote ; c'était l'objet d'un commerce important. On a cru que la découverte du banc de Terre-Neuve, en détruisant cette source de richesses, amena l'abandon et la ruine des habitations de Penmarc'h.
Si l'on s'en rapporte à la tradition du pays, Penmarc'h fut autrefois aussi considérable que Nantes. Outre la découverte du banc de Terre-Neuve, qui fit abandonner celui de Penmarc'h pour la pèche de la morue, une tempête affreuse fit périr 500 bateaux pécheurs de cette ville, montés chacun de sept hommes, et causa ainsi la ruine de son commerce. Cependant elle conserva encore long-temps une assez grande importance ; mais, lors des guerres de la Ligue, elle eut à subir de nouveaux désastres. Voici ce qu'on lit dans l'histoire manuscrite qui se trouve à la bibliothèque de Quimper ( page 193 ) :
« De ce ravage de Penmarc'h ( il s'agit des ravages qu'y exerça Fontenelle lorsqu'il prit celte ville ), demeura telle ruine, qu'il ne pourra de cinquante ans se relever et, possible, jamais. Les habitans s'étaient réfugiés dans l'église ; ils y couchaient avec leurs légitimes épouses ; là, les vilains se provoquaient au jeu vénérien ; cela ne laissait pas d'être fort déplaisant à Dieu. Ils furent la plupart égorgés dans leur lit: Dieu veuille que cela leur serve pour leur salut. »
On trouve encore dans l'église de Penmarc'h une trace de l'ancienne splendeur de ce lieu, c'est un tableau représentant une procession de cardinaux. La tradition du chapitre de Quimper est que cette procession eut effectivement lien à Penmarc'h, et que le tableau qu'on y voit fut fait pour en conserver le souvenir. On voit dans le fond de cette peinture l'église de Penmarc'h, qui est fort reconnaissante. On ignore à quelle époque cette procession eut lien, mais les personnages du tableau portent le costume de Louis XIII.
Sans l'honnête curé de ce canton, je serais mort de froid et de faim dans ce pays sauvage et dépouillé. Le bon pasteur me servit une poularde au riz, une poularde fricassée, une poularde grasse à la broche, et me donna, s'excusant de sa pauvreté, du plus délicieux vin de Ségur, trouvé sur le rivage et troqué par les paysans contre quelques bouteilles de mauvais cidre.
Béni soit le vénérable curé qui me sauva la vie ; c'est un fort galant homme, aimé de ses paroissiens ; aussi tout abonde chez lui. Il lui manque du drap. Sa soutane était composée de cinq cents pièces de teintes différentes.
On construit un phare à Penmarc'h ; il n'en est point de plus nécessaire aux marins. Les vents du sud-ouest y dominent ; ils sont si violents que le jour où je m'y trouvai, les vapeurs, l'écume qu'ils portaient, se répandaient jusqu'à St.-Pierre, et dérobaient aux yeux et le phare et la tour carrée, etc., etc. (1)
Un des êtres les plus extraordinaires que j'aie trouvé dans le Finistère est une espèce de sauvage, connu sous le nom de Philopen. On le crut long-temps un homme abandonné par un bâtiment russe ; on ne connaissait ni ses parents, ni le lieu de sa naissance. Il errait de rochers en rochers sur la côte d'Audierne et de Penmarc'h, se nourrissant de poissons crus, des chiens, des animaux qu'il pouvait saisir ; s'échappant à l'approche des hommes. Il habitait dans le creux des rochers, dans les cavernes du rivage; rien n'égalait sa force, sa légèreté. Il s'est un peu civilisé. Sa demeure, à quelques pas de la mer, a près de cinq pieds d'élévation ; elle est faite de pierres brutes couvertes d'un toit de jonc. Son mobilier est composé d'une table, d'un banc, d'une poêle, d'un pot de fer, d'une cruche et de quelques écuelles de bois.
(1) Jusqu'à "présent le clocher d'une église avait servi de phare à Penmarc'h , mais on en construit un fort beau, qui sera achevé sous peu.
— Il couche auprès de sa moitié, sur la terre couverte d'un peu de paille et de goémon ; des lambeaux de toile à voile de navires naufragés leur servent de couverture ; ils reposent leurs têtes sur un caillou enveloppé d'un sac de grosse étoupe.
Depuis qu'il communique avec les hommes, depuis qu'il participe à leurs fêtes, à leurs travaux, il s'est fait aimer; rien de serviable, de bon comme ce sauvage, duquel pourtant on menace encore les petits enfants. Il n'a jamais frappé personne, même dans l'ivresse, à laquelle il s'abandonne volontiers. A la lutte, dans la Bretagne, il n'a point trouvé de vainqueurs. On assure que, dans sa jeunesse, il prenait un lièvre à la course.
Philopen est d'une constitution que rien n'altère ; il brave, presque nu, toutes les intempéries des saisons ; il ne porte ni bas, ni souliers ; sur sa tête est un mauvais bonnet ; sur ses épaules, tantôt un manteau de toile goudronné, tantôt quelques morceaux du jupon de sa femme, ou des haillons dont on lui fait présent.
On s'amuse encore quelquefois à lui faire manger des poules vivantes, de petits chats ou des lapins crus ; il rejette autant qu'il le peut et le poil et la plume qui le font tousser, mais il en avale beaucoup. Pour le remettre à ces repas de sa première jeunesse, il faut qu'il boive beaucoup de vin et d'eau-de-vie.
Le commissaire du pouvoir exécutif Loedou, homme plein d'esprit et de talents, m'écrivait, il y a trois ans : «Thomas Yvin ( dit Philopen ), demeurant à Saint-Guenolé, section dépendante autrefois de Beuzec-cap-Caval, est aujourd'hui attaché à la commune de Penmarc'h ; il est originaire de Tréguennec, à peu de distance de Saint-Guenolé ; il a soixante-dix-huit ans ; sa taille est de cinq pieds cinq pouces, sa tête fort grosse, ses cheveux cotonnés, son teint basané, ses yeux petits et vifs, ses épaules larges, son buste fort gros jusqu'aux lombes, où sa structure commence à s'effiler ; il est singulièrement nerveux, fort et robuste, et velu jusqu'au bout des ongles.... »
La première fois que je le vis, je me figurai un habitant des bords de l'Orénoque, du grand lac ou de la baie d'Hudson. Il ressemble à quelques sauvages que j'ai vus il y a quarante ans, à Paris, restés à la suite de la célèbre ambassade d'Iroquois conduite, dans le temps de la régence, par le jésuite Charlevoix, célèbre par sa belle histoire du Canada.