1902 À 1907 - LA MISÈRE À PENMARC'H (suite)
DANS LA PRESSE :

J'ai retrouvé quelques articles de presse de l'époque concernant la Misère en Bretagne. Cette Misère était la même sur la côte de Douarnenez à Concarneau, en passant par Audierne, Penmarc'h et Le Guilvinec. Ces articles permettent de se faire une idée de la situation dans laquelle se trouvait la population maritime.


La misère en Bretagne selon 

C'est un article de l'hebdomadaire "L'Illustration" qui a alerté le grand public et a suscité son intérêt.

L'Illustration n°3110 du 4 Octobre 1902

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L'Illustration n°3126 du 24 Janvier 1903 

Un logis de pêcheurs au Guilvinec (Côté de Penmarc'h). Gain moyen des pêcheurs du Guilvinec en 1902 :
35 francs dans toute la saison. Gains des femmes travaillant à l'usine : 12 francs
(Chiffres empruntés au rapport de Syndic) © L'Illustration


LA MISÈRE BRETONNE  

Quand j`arrivai à Douarnenez, le 14 janvier, envoyé par lilllustration, pour enquêter sur la crise de misère, je crus d'abord à un bluff. L`été, alors que les touristes affluent, on est souvent assailli, dès la gare, par des légions de mendiants et de loqueteuses. Ni loqueteuses cette fois, ni mendiants. La ville et le panorama restent tels que je les vis sous le soleil du dernier août, à ces détails près que le soleil brille moins, que les ruisseaux sont gelés, les fontaines emmaillotées de foin, les arbres sans feuillage, la baie sans voiles. Je pénètre plus avant vers le centre. Des groupes d'hommes, par trente ou quarante, stationnent immobiles, collés aux murs, les mains dans les poches, les yeux perdus en je ne sais quelle vision de vide. Je prends seulement cette première note : les cabarets sont déserts. Des  femmes, dans les rues, vont, viennent, un peu frileuses, se retournent vers moi, le front plissé. Elles n`ont plus leur joli teint de roses, les accortes Douarnenistes. Elles  sont pâles, les traits tirés. La photographie ne rendra pas cette notation. Je laisse au repos mon appareil. A  mon passage, pourtant, elles s'arrêtent, se concertent, semblent dire : "Est-ce le Messie que nous attendons  de Paris ?" Pas une main tendue pour l'aumone, pas un  geste de détresse. Je passe. Partout la même résignation muette et fière.
 
Je me rends à l'Inscription Maritime. Il y a trois marins dans le bureau du commissaire, M. Das. A mon  entrée, ils reculent vers un coin d'ombre, comme craignant d'être reconnus. Le commissaire interroge le dernier des trois, qui s'avance gauchement, béret bas,  en évitant le jour de la fenétre : "Vos nom et prénoms?" L'homme répond par un susurrement que je perçois à peine, mais la plume du commissaire a couru sur la feuille officielle... "Combien d'enfants?...  - Six. - L'âge de l'aîné ?- Six ans. - Du plus jeune ?...  - Quatre mois. - Vous n'étes point patron de bateau? - Non, Monsieur le commissaire, simple marin embauché sur le (ici un numéro de barque pécheuse).  - Combien avez-vous gagné dans votre saison de sar-  dines? - 33 francs. -- Et avec les autres pêches au courant de l`année? _- Hélas ! ma Doué ! pas plus de 15.  - Votre femme travaillait aux usines?... - Oui, Monsieur, tant que sa grossesse a permis. - Son gain dans l'année? - 6 francs. - Vous demandez à être  inscrit comme indigent pour les distributions de  secours ? Le marin avale une gorgée de salive afin de  ne pas étrangler sa réponse : "Oui, Monsieur le commissaire.- C'est bien. Je n`ai pas encore de fonds. J`en attends. Retirez-vous, mon brave, et patientez un peu." 

Les trois hommes s'éloignent dans le couloir, du  coté le moins éclairé, le pas lourd, le béret sur le nez : ils rasent le mur, comme humiliés de ce qu'ils sont  venus faire ici. 

J'interviewe alors M. Das.  "- Oh! me dit-il, la misère ! si vous cherchez à la voir dehors, vous perdrez votre temps. Les pêcheurs  bretons ont trop d'orgueil pour l`avouer publiquement. Les mendiants qui, l`été, pullulent chez nous viennent de l'intérieur, des Cotes-du-Nord pour la plupart. Le pêcheur et sa famille ne mendient pas. Ils crèvent de  faim, sans se plaindre, entre leurs quatre murs de  chaux, comme ils mourraient sous la mitraille, stoiquement, sur le pont d'un cuirassé d'escadre. Douarnenez, Audierne, Concarneau, Le Guilvinec, c`est la pépinière de notre flotte. Ces malheureux n`ont plus le  sou. Après quelques années de demi-bien-ètre où ils ne surent pas épargner à point, -- on a la pension de  retraite qui assurera les vieux jours, comme il y aura  la pension pour la veuve si on s'aventure trop en mer -- ces braves viennent de subir une crise désastreuse.  A une saison de pèche médiocre, celle de 1901, a succédé une saison nulle : celle de 1902. Quelquefois, aux  pires années, quand la sardine manquait, on se rattrapait sur la pêche des gros poissons de fond : raie,  sole ou turbot. Ils ont fait également défaut cette année. Dans notre baie si poissonneuse, il semble qu`il n'y a plus de poissons. Vous désirez des chiffres ?...

Pour une population sardinière de 12.000 âmes environ, à Douarnenez, j'ai reçu à ce jour des demandes d'assistance de 1.200 familles indigentes. A 8 têtes par famille, en comptant pour chaque ménage une moyenne de 6 enfants, cela fait près de 10.000 indigents avoués. Restent 2.000, les patrons de bateau, ceux qui gardent l`orgueil de la reputation acquise mais souffrent autant que les autres. Ceux-là ne viendront pas s'inscrire par amour-propre, ils enverront leurs femmes, ou une fillette, ou plutôt  encore, pour essayer de dissimuler, l'enfant d`un voisin qui me chuchotera un nom à l`oreille, comme à un confesseur. Oh! oui, la misère est terrible ! Les usiniers n`ont rien fait : et cependant, ils dépensent en secours autant qu'ils peuvent. Sur 29 usines, 5 seulement fonctionnèrent, à la saison, de façon à peu près  régulière. La disparition de la sardine, c'est la ruine, même pour les riches, à échéance plus ou moins éloignée. Car tout, capitaux et gens, ne vivait que sur elle. 

A ce moment de la conversation, intervint M. Spitalier, l`agent en second de l`Inscription Maritime, qui était pour moi une vieille connaissance :

- Voulez-vous, me dit-il, une anecdote typique ?  Ecoutez ceci. Vous savez que D... est un des meilleurs patrons de bateau de Douarnenez. Je le rencontre hier hors de la ville. Je roulais une cigarette. Il avait sous  le bras un fagot de ramilles: "Eh ! fis-je, c`est donc 
vous à présent qui cherchez la provision de bois?... - Dame ! Monsieur, me repond-il, la femme et les enfants n`ont plus la force. On a moins de mal à se serrer le ventre devant une flambée." Puis, guignant ma blague à tabac, il ajoute d'une voix enrouée de timidité et que je ne saurais vous rendre : "Monsieur, chacun connaît ici que je ne suis point mendiant ; tout de même, je vous demanderai un peu de votre tabac. Voilà huit jours que je suis sans chique." J'ouvre ma blague, il y prend une pincée qu'il met en boule. Puis, avant d`introduire cette chique improvisée, il extrait de sa bouche un corps dur, de forme discoïde ; c'était un bouton en corne, un gros bouton de vareuse. Depuis huit jours, D..., le fin pêcheur, autrefois un peu vantard, un peu prodigue même, se consolait de sa chique absente avec ce bouton de corne plaqué sur la gencive. Voilà où en sont ici les favorisés du sort.

"Chacun connait que je ne suis pas mendiant", c`est la formule d'orgueil de cette population qui a ses défauts, mais compensés par combien d'héroïsme !

Les boulangers, tous les commerçants, ne peuvent plus faire crédit. L'huissier les presse. Connaissant la loyauté de leur clientèle, ils attendirent jusqu'à la dernière minute que la sardine vint ; la sardine ne vint pas. Ils attendirent ensuite la pêche d'arrière-saison. Elle ne donna rien. A chaque foyer de pêcheurs, il y a environ 400 francs de dettes ; chez chaque commerçant une somme d'avances qui dépasse le capital réalisable. La charité municipale ou privée ne saurait suffire à soulager tant de misère. La mairie est assiégée et fait de son mieux : à l'hôpital, un fourneau économique distribue chaque jour la soupe. Mme Béziers, la femme d'un des premiers industriels de la côte, donne mensuellement 2.000 francs de bons de pain : d'autres ont suivi l'exemple. Mais que représentent ces secours répartis sur une telle masse d'individus?


Les hommes, n'ayant point de travail en mer et repugnant à tout autre métier, restent en ville, résignés, stoïques, regardant la brume ou le soleil, puis s'en vont, furtifs, le soir venu, par des chemins de détour, chercher sur les roches la bernique, le bigorneau, la moule,  le "pousse-pied", qui, pour le repas de famille, compléteront la soupe à l'eau sans beurre, graisse, ni sel. On  couche la nichée d'enfants à 4 heures afin qu'elle oublie un repas. Quelques-uns, outrant la vaillance, bravant  la mer et l'inconnu, sont partis sur leurs "sabots à  voiles" vers les côtes d'Angleterre, espérant une pêche. La mer, là-bas aussi, semblait vide. Et ne trouvant pas le crédit en Angleterre, ils ont dépêché une de leurs  chaloupes vers la France ; elle leur rapporterait peut-être à credit un peu de tabac, de pain et d'eau-de-vie.


Les femmes rodent, la nuit tombée, dans la campagne où sont les cultivateurs : elles frappent aux portes mystérieusement, mettent quelques pommes de terre dans leur tablier, puis reviennent, cotoyant les haies, honteuses et craintives. Je les ai vues, ces femmes et  fillettes de Douarnenez, devant l`Inscription Maritime. Et les fillettes étaient les plus nombreuses, avec un  papier plie dans la main où le commissaire lisait, griffonné au crayon, le nom d”un chef de famille qu`on pouvait, l'année dernière, croire aisé.
  
- Allez chez Sophie Renot, me dit quelqu'un. Sophie  Renot est ici l'ange de la charité, l'intermédiaire intelligente et discrète du riche au pauvre. Elle connait  tous les besoins, même ceux que tait l'orgueil. Sophie  Renot, c'est l'àme de Douarnenez. Nul ne vous renseignera mieux qu`elle.

J'allai chez Sophie Renot. Ce nom éveillait en moi des souvenirs vagues. N`avait-elle pas été grande lauréate quelque'part, à une date incertaine ?... Sophie Renot, en effet, naquit bienfaitrice. 
A l'âge où se décide la vocation, elle aurait pu prendre la coiffe de nonne. Elle jugea sans doute que dans une congrégation son activité serait trop prisonnière. Elle resta nonne  laïque. Elle commença par faire tant de bien que l`Académie française lui décerna un gros prix Montyon de  1.500 francs. O prodige dela charité industrieuse ! Avec  ces 1.500 francs accrus peu à peu par les quêtes, Sophie Renot entreprit de faire construire un petit hôpital aujourd`hui achevé, l'hôpital Saint-Antoine, où elle a recueilli sept vieillards. Du matin au soir, elle va solliciter non seulement pour ses hospitalisés, mais pour les honteux qui n'ont confié qu'à elle leur secrète misère. Philanthropes qui désirez que votre obole soulage effectivement quelque détresse cachée, adressez-la tout droit à Sophie Renot (11, rue La Fontenelle, Douarnenez).

Sophie Renot © L'Illustration


J'ai en face de moi une petite rousse sans âge, au strabisme accentué. Mais ce strabisme même, en ses divergences mobiles, semble vouloir projeter de tous les côtés à la fois les lueurs d'intense charité qui jaillissent des prunelles claires. Sophie Renot m'écoute, ajuste sa coiffe de dentelle, serre les coudes sous son châle et me dit: "Suivez-moi". Nous escaladons des venelles étroites, nous grimpons dans des mansardes  indescriptibles, où sur les couchettes superposées aux quatre murs, grouillent des têtes haves d`enfants :  quand je crois en avoir compté dix, j'en découvre une onzième, qui se dresse effarée et curieuse, puis un  vagissement me révèle la douzième dans un berceau,  sous la table ; tout cela dans un espace à peine plus grand qu'un enclos à lapins. Ici, le père est marin ; il a gagné 50 francs dans son année ; la mère, employée d'habitude à l'emboîtage du poisson dans une usine, n'a pas eu dix journées de travail. Là, le père est soudeur :  l`usine qui l'embauchait d'ordinaire n'a pas ouvert ses ateliers de toute la saison.

  
- Les soudeurs, me dit Mlle Renot, sont plus à plaindre encore peut-être que les pêcheurs. Le pêcheur, à défaut d`argent et de pain, sait toujours apporter quelque menu fretin qu'on fait bouillir dans la marmite. Le soudeur n'a que la paye d'atelier pour manger. En saison  normale, un bon soudeur se faisait, pendant cinq mois, des journées de 12 francs. C'était la subsistance de la  famille assurée pour les mois de chômage. Cette année, rien ou presque rien. Aussi ont-ils comnus dans l'été une grave incartade. L'usine Masson devait ouvrir ses  portes le 15 juillet. Elle substituerait à la main-d'œuvre, pour le soudage, des machines perfectionnées, d'invention récente. La disette de pêche déjà exasperait nos soudeurs douarnenistes. Craignant que la consécration de la machine nouvelle n'achevat la ruine de  leur corporation, fanatisés en outre par les commis voyageurs du collectivisme, ils envahirent, le 14 juillet, l'usine Masson, au nombre de huit cents, brisèrent les  machines, détruisirent tout le matériel. Les bâtiments, saccagés ce jour-là, ne sont plus à l`inlèrieuir qu`un chaos de débris informes. Douze des meneurs viennent  de passer aux assises de Quimper. lls ont été condamnés à deux ans de prison et 200 francs d`amende.
 

Cette scène marque le premier épisode de la crise sardinière, épisode qui, heureusement, fut unique en son genre. En Juillet 1902, la sardine attendue ne s'était montrée que par bancs infimes dans la baie de Douarnenez. La plupart des usines tardaient à ouvrir. Les soudeurs de boîtes, sans travail, commençaient à se plaindre. Une usine, l'usine Masson, devait inaugurer le 15 Juillet des machines perfectionnées qui, pour le soudage des boîtes, remplaceraient avantageusement la main-d'oeuvre. Les soudeurs, qu'irritait déjà un chômage forcé et qui voyaient en l'utilisation de ces machines une concurence manaçante pour leur corporation, envahirent, au nombre de 800, le 14 Juillet, l'usine Masson, drapeau rouge en tête, clairons sonnant, et mirent en pièces la machinerie et tout le matériel de l'usine. Douze des meneurs, traduits la semaine denière devant la cour d'assises du Finistère, ont été condamnés chacun à deux ans de prison et 200 francs d'amende © L'Illustration

Douze des meneurs viennent  de passer aux assises de Quimper. lls ont été condamnés à deux ans de prison et 200 francs d`amende. L'absence prolongée de la sardine doit démontrer aux non-inculpes combien fut inutile leur acte de vandalisme.

A Audierne, sur une population moindre de moitié, il y a 800 familles indigentes, inscrites au commissariat de la marine.  Au Guilvinec, la plus importante agglomération sardinière de la côte de Penmarc`h, pour cinq  mille habitants, on compte près de quatre mille miséreux. 

Voici d`ailleurs des chiffres comparatifs qui m'ont  été fournis par M. Le Roux, le dévoué syndic du Guilvinec. Ils représentent bien dans leurs proportions l'état   général de toute la côte finistérienne. 

Le Guilvinec, 1901. (Noter que l”année 1901 était déjà en diminution de 50 % sur les années normales.) Nombre de sardines vendues aux usines : 43 millions. Valeur : 384.500 francs. Gain moyen pour chacune des 550 femmes travaillant aux usines : 150 francs dans la saison. Gain moyen des 60 soudeurs : 600 francs. Gain  moyen des pêcheurs : 300 francs.  

Le Guilvinec, 1902. Nombre de sardines vendues aux  usines : 1.647.000. Valeur : 33.254 francs. Gain moyen pour chacune des femmes travaillant aux usines :  12 francs dans la saison. Gain moyen des soudeurs :  60 francs. Gain moyen des pêcheurs : 35 francs.


C'est, dans l'ensemble, une diminution de 90 %, comparativement à une année dejà mauvaise. 

La misère, sur ces territoires du Guilvinec, de Kérity, de Saint-Guénolé dépasse l'imaginauon. Là, point de caisse municipale, d'hospice distribuant la soupe. La  charité privée ne peut s'exercer que de très loin. Pas de bois. On se chauffe avec du goémon sec sur lequel les petites filles font griller des rondelles de pommes de terre. Et, pour allumer, on n'a, par groupe d'habitations, qu`une boîte d`allumettes qui circule de foyer à foyer. 

L'hiver est effroyable.  Aux parages de Penmac`h, sous le phare d'Eckmühl, l'océan brise furieusement sur les récifs. Les plus hardis, qui se sont aventurés en dehors des passes, y perdirent hier leurs derniers filets. Hebétés par la misère et la fatalité, ils restent chez eux, tassés les uns sur les autres. L'habitation n'a pas 12 metres carrés de superficie. Dix ou quinze individus pourtant y trouvent place à l'heure du sommeil. Dans ces réduits qu'ils ne visitaient naguère que la nuit, les hommes, parmi les berceaux, rêvent, impuissants, inutiles, aux terribles incertitudes du lendemain, cependant que les femmes, à côté d'eux, tâchent d'endormir la marmaille affamée.

Rémy de Saint Maurice  


La misère en Bretagne selon

La Vie Illustrée n°223 du 23 Janvier 1903

LA MISERE EN BRETAGNE

M. Henry Céard passe, depuis quelques années, la majeure partie de son temps,  en plein pays sardinier, à Quiberon. Nous lui avons donc demandé de bien vouloir écrire pour les lecteurs de la Vie Illustrée, un article sur la misère en Bretagne et ses causes. Le voici, tel qu'il nous l'envoie :

Les pêcheurs, comme les mineurs, appartiennent à une classe priviIégiée de travailleurs qui favorise la rhétorique, et sert aisément à la littérature pour provoquer l'émotion. Quand on parle des  pêcheurs et des mineurs à la sensibilité publique, elle trouve immédiatement des ressources de charité qu'elle ígnorerait devant les misères des ouvriers du mercure ou du plomb, dont la vie cependant est autrement dure, et la santé bien plus cruellement éprouvée. Mais  ceux-là forment une minorité dans le corps électoral. Mineurs et  pêcheurs, au contraire, forment une masse compacte, très précieuse  pour les candidats au jour du scrutin, et leurs misères, toutes réelles  qu'elles soient, prennent une intensité nouvelle par l'effet artistique qu'en espèrent les écrivains et le bénéfice que comptent en tirer les hommes politiques.

Voilà les deux éléments d`exagération qu'il faut isoler dès d'abord  avant de traiter de cette misère des pêcheurs bretons, misère qui a ému tout Paris, au grand étonnement de la Bretagne qui a seulement appris par les journaux l'ampleur de son infortune. Que cette révélation soudaine vienne d'un commencement de mouvement socialiste ou d`une tentative de groupement catholique, je n'en veux rien savoir. Ce ne sont pas les affaires de la Vie Illustrée. Des pêcheurs sont malheureux, des secours sont demandés et il faut les accorder, sauf à étudier, comme nous allons le faire ici, les raisons de la détresse et la valeur des  moyens qu'on emploiera pour la soulager.
 
En dehors des romances et des déclamations, voyons la vie du pécheur. Assurément, elle est pénible, et si elle est mal rémunératrice elle s'aggrave encore de l'imprévoyance encouragée par l'lnscription maritime. Tout inscrit maritime, au bout d'un temps déterminé, a droit à une pension. Cette pension, il l'attend sans cesse, et ne songe pas à augmenter, par son initiative privée, les subsides qui lui sont dus par l'Etat. Il ignore l`économie, la pratique des Sociétés de Retraite ou d'Assurance Mutuelle, vit au jour le Jour, empruntant ici, prenant à crédit là, dans  l”illusion qu`une bonne saison de pêche lui permettra de payer son arriéré. Quand l`année est bonne, il ne met rien de côté. Quand l'année  est mauvaise, il se plaint et fait appel à la pitié publique pour corriger  les extrémités où le réduisent à la fois et les circonstances et son dédain du lendemain.

C'est ce qui se passe pour les pêcheurs de sardine. La sardine en  temps ordinaire se tient entre la Rochelle et Brest. Les pêcheurs de la  côte se sont donc habitués à la rencontrer devant eux, près de leurs ports, presque à leur domicile. Leur déconvenue fut grande, quand, en 1902, elle se localisa dans les parages de Belle-Ile et de Quiberon. Ici le  trafic fut formidable, et l'on évalua à la somme de deux millions les achatst faits par les usines et les expéditions faites par les mariniers. Ce  gros commerce s'est naturellement opéré au détriment des autres ports du littoral, lesquels pour alimenter leurs industries, envoyaíent des vapeurs chargés d'acheter les sardines sur les bateaux en pleine mer. ll en résulta une surélévation sérieuse des prix, et au demeurant jamais la sardine ne s`est vendue plus cher que cette année.

Malgré la hausse de la "rogue" provoquée par les syndicats étrangers, les gains devinrent fort appréciables pour les équipages assez avisés pour sortir de leurs eaux coûtumières et venir chercher le  poisson là où il seu trouvait. Mais le pêcheur est casanier, il n'aime guère mettre à la voile pour des parages dont il n'a pasl'habitude. Persuadés du reste que la Providence leur doit du poisson,chez eux, comme l'Etat leur doit une pension, beaucoup, accusant le ciel et n'en treprenant rien pour tempérer ses caprices, restèrent dans leurs villages attendant cette sardine qui ne venait point ; ils ne songèrent méme  pas que la mer n'appartient pas seulement à la sardine. Mais victimes des traditions et de l'habitude qui les poussent à toujours faire le même  genre de pêche, à la même époque de l'année, ils ne cherchèrent rnullement à conjurer le mauvais sort. Or, ne gagnant rien, accroissant leur  crédit chez le boulanger et ne pouvant acquitter leurs dettes, de l'année précédente, à la longue les marchands de pain se sont lassés, et l`on voit comment l'inertie des chefs de famille a réduit à la famine la femme et les enfants.
Il ne faut pas croire que la femme et les enfants des pêcheurs favorisés par des prises abondantes sur les lieux de pêche soient mieux à  l'abri du besoin. Non, car très peu de l'argent gagné retourne avec ses pêcheurs et ses bateaux au port d'attache. Le marin, qui voit loin en  mer, à terre ne voit guère au delà des débits de boisson : Il se crée là un domicile d'occasion où, dans un local spécial, on lui fournit le fourneau, le feu, les ingrédients pour faire cuire cette soupe de poisson et de pommes de terre qu'il appelle la "cotriade" ; et la "cotriade", nourriture fortement épicée, ne se mange pas sans accompagnement de vin et d`alcool. Plus le salaire a été grand, plus le pecheur est assidu près du comptoir : si bien que la campagne terminée, que le poisson ait été abondant ou rare, le résultat demeure le même, l'industriel en liquides s'est enrichi, mais le pêcheur rentre les poches vides à la maison. Autre  motif de la misère et de la famine.

Sans doute, sur place, les déshérités de la mer pourraient essayer de gagner leur vie en exerçant épisodiquement un autre métier. Mais le  marin se croirait déshonoré s'il pratiquait un seul jour une autre profession que sa profession maritime. Jamais il ne consent à devenir ouvrier de construction, conducteur de voiture ou terrassier. La faim  méme ne le fera pas sortir les uns disent de sa dignité, les autres de son apathie. D'ailleurs, il méprise profondément quiconque travaille la terre. L`appellation de "paysan" est pour lui la pire des injures ; et, dédaigneux même de sa récolte, il laisse sa femme bécher son bout de champ et soigner comme elle peut ses haricots et ses pommes de terre. Suivant l'expression bretonne, "il ne donne la main" qu`aux œuvres de la mer, et le même homme, indifférent et veule sur le quai où il rôde en désarroi, redeviendra énergique et prêt aux plus rudes besognes, si la trompe du bateau de sauvetage sonne, appelant au secours pour un  navire risquant de couler au large.

Ordinairement, la femme, par son labeur personnel, supplée à l'insuffisance de l'argent, toujours mal rapporté par le mari. Quand la sardine donne, elle s'emploie dans les usines, la nettoie, la met en  boîtes ; quoique son salaire ne dépasse guère soixante centimes par  jour, elle arrive à pourvoir aux besoins du ménage. La sardine manquant, bien des usines sont restées fermées sur la côte. Les voyages en chemin de fer coûtent cher, et très peu des ouvrières, sans travail dans leur pays, sont allées chercher de l'embauchage à Belle-Ile et à Quiberon, où le personnel d'ailleurs suffisait à la fabrication quotidienne. Ce chômage des femmes surtout, peut être tenu pour le plus grand facteur de la misère d`aujourd'hui. Par leurs modestes gains, elles remplaçaient, vaille que vaille, la paye que leurs maris avaient laissée dans l'alcool ; et c'est de leur impossibilité à trouver où s'occuper, que résulte la crise présente.

Une autre corporation a été, elle aussi, durement atteinte par les caprices de la sardine : celle des boîtiers, soudeurs, spécialistes gagnant de quinze à vingt francs par jour, dans les bonnes époques quand on travaille, comme on dit, "à pleins bras", mais qui a vu ses économies fuir à mesure, cependant que les usines, sans marchandises à traiter, demeuraient obstinément fermées. Quand on ouvre la boîte de fer blanc et qu'on la dédaigne et la jette aux ordures aussitôt ,qu'elle est vide, on ne se doute pas de l'ingéniosité et du soin nécessaires pour son établissement. La construction de cette enveloppe de métal et la précaution apportée dans l'ajustage de ses diverses parties assurent bien plus qu'on ne croit la conservation et la qualité du poisson baignant dans l'huile. Pour éviter les fissures, le bombage, toutes les raisons de fermentation par où se détruirait la plus excellente des fabrications, il faut des gens habiles, aux mains délicates et rapides, presque des artistes. Mais il n'y a pas d`art qui tienne quand la matiere manque,  et ceux-là aussi les voilà regardant désespérément devant eux la longue perspective d'une année de misère. Qui sait en outre, si, au mois de juin prochain, la sardine dans ses fantaisies de nomade ne leur réserve encore bien de douloureux mécomptes ? 

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Aussi, que la grandeur d'àme de Paris et de la France s'exerçe au soulagement de toutes les calamités dont nous avons essayé de déterminer  les causes ! Les cœurs généreux ne manqueront guère à ce devoir de solidarité. Mais il ne faut pas croire que le remède définitif viendra des souscriptions et des bals de bienfaisance. Quelle voix assez autorisée saura faire entendre aux marins que le mal dont ils souffrent, sardine à  part, a des causes plus profondes dans leur insoucíance et leur mépris du lendemain ? Quelle main assez puissante, en fermant les débits de boisson, grands générateurs de la catastrophe actuelle, débarrasera charitablement la Bretagne de l'alcool qui la ruine et l'affame ?
Henri Céart.
        

La misère en Bretagne selon

Le Monde Illustré N°2392 du 31 Janvier 1903

J'ose dire qu'il est un fléau sur lequel on ne comptait pas, c'est celui qui ravage en ce moment une partie de la Bretagne. Depuis si longtemps,  nous ous félicitons de ce que, grâce aux chemins de fer, il ne peut plus y avoir de famine, qu`un  peu d'étonnement est permis. Eh! non, ce n`est  pas, comme au vieux temps, le froment qui manque ; c'est la denrée nouvelle qui fait défaut, le crédit, sans lequel le boulanger ferme son pétrin et éteint son four. Et il se trouve que notre orgueilleuse civilisation, si fière de ses perfectionnements, n'a fait que reculer la question et la rendre plus insoluble... Heureusement qu'une chose ne change pas, c'est la charité, et c'est encore là de tous les remèdes qu'on a trouvés aux calamités humaines, le plus efficace et le plus sûr.


La Misère en Bretagne. Le syndic des gens de mer de Gilvinec distribuant
les bons de pain aux famille de pêcheurs © Le Monde Illustré


Si notre prévoyance est mise en défaut par des catastrophes semblables à celles dont pâtissent, à l'heure actuelle, les pêcheurs bretons, ce n'est pourtant pas faute de calculs et de statistiques ; nos savants et nos économistes ont tout escompté, et déduit, à un gramme près, la quantité de nourriture nécessaire à notre réfection journalière.  


La Misère en Bretagne. Les pêcheurs de St Guénolé à la recherche de berniques
pour fournir à leurs familles l'alimentation quotidienne © Le Monde Illustré

La misère en Bretagne selon

A Travers le monde n°46 du 24 mars 1903

Sait-on bien qu'elle est la vraie Bretagne-bretonnante, celle d'où nous parvint hier un douloureux appel qui fut entendu de toute la France ? Le pays bretonnant, qui garde en toutes choses, un peu du mystère naïf et troublant des très anciennes civilisations disparues...

Dans l'intérieur la population est essentiellement agricole, mais sur la côte, si belle en été, si lugubre en hiver, la principale industrie est la pêche de la sardine qui occupe comme pêcheurs, ouvrières, ouvriers et personnel d'usine près de 100.000 individus.

Aussi le pecheur est-il avant tout  "sardinier", bien que savoureux crustacés et délicats poissons de table abondent dans ces parages et rien n'est plus mélancolique et gracieux que leurs barques tristement peintes en noir, bien assises sur l'eau, aux mâts penchés, soit qu'elles glissent légères sur une mer azurée, soit qu'elles bondissent sur les lames folles, soit qu'au port, le soir, des filets teintés de bleu sèchent en flottant le long des agrès.
C`est aussi le pays des coutumes bizarres et des coiffes diverses. Chaque canton a sa coiffe et les femmes y tiennent, heureusement pour l'originalité de leurs visages curieux.
 
Que ce soit à  Ouessant, où les cheveux courts et bouclés dépassent les blancheurs de la toile ; que ce soit à Audierne ou une cornette blanche palpite sur la tête des femmes ou à Fouesnant, où toutes sont jolies, les Bretonnes ont comme un air vieillot de nonnettes ou de dames moyen-âgeuses. C'est aussi, par excellence, le pays des phares dont les feux alterinatifs ou fixes, sont pour les matelots de vigilantes étoiles.

Dans cette Bretagne bretonnante, la vie est dure aux pauvres gens et les gardiens de phare n'ont pas un sort bien enviable, même a côté de celui des sardiniers ! Interrogez ceux de l'Ile Vierge, d'Ouessant, de l'île de Sein ou d'Eckmühl et vous serez navré de connaître la vie faite à ces vaillants qui doivent être tout à la fois veilleurs, mécaniciens, gaziers, électriciens, télégraphistes, sauveteurs, que sais-je ? Le tout, pour soixante-cinq francs par mois.
Si la terre est marâtre envers le laboureur, qui, la-bas, en est resté aux antiques méthodes, la mer ne l'est pas moins pour ceux qui en tirent leur gagne-pain ; tous s'emploient à lui arracher de quoi vivoter, les marins, le poisson, les crustacés, les coquillages, les femmes, les entants, les vieux, le goëmon aux longues lianes visqueuses et boursouflées dont on extrait la soude et qu'on emploie surtout comme engrais agricole, ou qui sert, bien sec, à faire de maigres feux, sur lesquels on cuit le lourd pain d'orge et les brunes crepes de Sarrazin. Et l'on se demande si jamais ce pays fut plus pauvre. Pourtant les monuments y abondent, chapelles, moustiers, basiliques, manoirs, dont la beauté évoque des temps de splendeur. Les vieilles commanderies de Templiers y pullulent, gardant, quoique démantelées, leur rude aspect de somptuosité guerrière.
 

Ruines de la commanderie des Templiers de Kérity-Penmarc'h © A Travers le Monde

Mais revenons aux sardiniers. La pêche de ce poisson, qui constitue le hors-d'œuvre le plus apprécié du riche ou du pauvre, commence en mai et finit en septembre ou octobre et va même parfois jusqu`en novembre.

Elle se fait, d'une marée à l'autre vers le matín, plus ou moins loin des côtes selon que les bancs de sardines s'éloignent ou s'approchent. Chaque barque est montée par 4, 5 ou 7 hommes dont un mousse et un novice. Parvenu sur les bancs, on appàte avec la rogue, amalgame puant d'œufs de morue séchée, ou la boëtte, médiocre appât composé de détritus
de sardines, puis on jette les filets, on appàte encore et une ou deux heures après on relève les filets pour les jeter encore. Quand la sardine donne, chaque bateau en ramène de 15 à 30.000 et, le mille valant alors de 4 à 10 francs, la journée - ou la nuit - rapporte un sérieux bénéfice.

Maleureusement le pêcheur breton est imprévoyant et il aime passionnément l'alcool, et comme avec celà il est fort prolifique et que sa famille est une nichée où il y a de 6 à 8, 10, 12, parfois davantage, bouches à nourrir, il ne sait et ne peut rien économiser pour les mauvais jours. Puis, les mareyeurs et les usiniers l'exploitent à qui mieux mieux.

Mais la sardine pêchée et vendue au rabais aux usiniers dont les gérants attendent le retour des barques sur les môles, voici que commence le travail des "friteries" ou fabriques de conserves. Rapidement les sardines sont comptées, lavées, salées, triées, classées par grosseur, vidées, étêtées et placées une à une, séparées, dans des paniers en fil de fer aux multiples alvéoles qu'on expose au soleil durant quelques heures pour le séchage; ensuite on plonge ces paniers dans d'immenses cuves où la friture grésille ; quelques secondes de cuisson et les paniers sont de nouveau apportés au grand air, pour l'égouttage. Puis, rigides et argentées les petites sardines sont alignées dans les boîtes, baignées d'huile d'olive ; les boîtes sont soudées et enfin plongées dans d`énormes cuves pleines d'eau bouillante où se fait en même temps qu'une dernière cuisson, l'étanchéité hermétique de la soudure.

Une cour de sardinerie à St Guénolé-Penmarc'h © A Travers le Monde


Enfin, c'est la toilette des boîtes avec des étiquettes multicolores et engageantes, l'emplissage des caisses et... l'expédition pour tous les pays du monde.
 
ll faut entendre les chants, les rires, la joie des ruches en travail que sont les "fritures" quand la peche est bonne. Et vraiment, ces accortes "filles de friture", ces petites sardinières n'engendrent pas la mélancolie ! Du travail et de la gaieté, c'est tout ce qu'elles demandent. Car il ne faudrait pas croire, malgré la renommée de tristesse faite à la Bretagne, qu'on y est morose... pourvu qu'íl y ait un peu de pain dans la huche et de cidre dans la futaille ! Et quelle joie lorsqu'un événement quelconque, pardon, foire, noce, permet de danser ces surannées "gavottes", ces "vieilles et dérobées", ces archaiques "farandoles" qui, par leur silence, leur lourdeur et leur gravité, rappellent les danses religieuses de l'Egypte, de la Grèce héroïque ou de l'Inde.


a travers le monde n°47 du 31 mars 1903

Le moyen d'avoir bon pied, bon œil forte poigne soit à bord, quand on franchit les brisauts des Glénans, de Penmarc'h,de la Chaussée de Sein, de l'Iroise, soit à terre, quand  on doit dégringoler les roches glissantes pour gagner sa barque mouillée dans quelques anfractuosités basaltiques, comme le font les pêheurs de la Pointe du Raz dans la Baie des Trépassés ? Le moyen d'être solide et d'avoir le coup d'oeil juste quand les fumées de l'alcool alourdíssent membres et cerveaux ?

Nep se sent ket, ouc'h ar stur,
Ouc'h ar garrec a ra sur.1


Combien pêcheurs  et paysans bretons, devraient méditer ce proverbe des sardiniers de Cornouaille !


Distribution de soupe et de pain aux enfants de Saint Guénolé-Penmarc'h © A Travers le Monde


Il y a là, certainement, une cause de misère pour la Bretagne ; aussi, devons-nous  aider, de toutes nos forces et de tous nos moyens, toutes les œuvres qui combattent ce  fléau : conférences, cours d'adultes, abris-du-  marin, maisons du marin, œuvre pour l'adoptíon des orphelins de la mer, syndicats des marins-pêcheurs et des ouvriers sardiniers.


La crise que traverse actuellement  la Bretagne a été en  partie conjurée par la générosité de toute la France et aux secours officiels et privés de l'étranger. D'ailleurs, il se  trouva quelques personnes de cœur qui n'attendirent pas un appel d'où la politique ne fut malheusernent pas exclue et, dès septembre dernier, un usinier de Saint-Guénolé-Penmarc'h, M.Fröechen, faisait quotidiennement des distributions de soupe et de pain aux enfants de Saint-Guénolé. Mais s'il est consolant de voir que le sentiment de la solidarité, loin de s'émousser avec le progrès, tend à augmenter, il  faut donner, après l'aide matérielle immédiate, autre chose encore à ces braves gens de la Bretagne bretonnante, en qui l'amour des légendes : 

Braz ar burzudoù a zo bet
Bars an amzer Fremenet.2

a laissé vraiment trop du fatalisme oriental.

Le pêcheur comme le paysan, dans la Basse et dans la Haute Bretagne, est trop enclin à voir un ennemi en quiconque lui apporte un peu de progrès. Réfractaire à toute innovation, il ignore les bienfaits de l'épargne, de l'assurance, du groupement coopératif ou syndical. Il faut le lui apprendre. La charité publique a fait son œuvre, au gouvernement de faire le sien en multipliant les écoles, en donnant tout son appui aux œuvres populaires, en donnant surtout plus d'extension aux cours pratiques de l'enseignement primaire et aux écoles professionnelles d'agriculture et de pèche.


Car la disparition plus ou moins réelle et complète de la sardine n'est pas la seule cause de la misère en Bretagne. L'incurie, la routine, l'ignorance, l'intempérance, voilà ce qui fait malheureuse, chaque hiver, la belle Bretagne. 
Le prince Albert de Monaco expliquait dernièrement, dans une de ses attrayantes conférences sur la Mer, que les gouvernements des  Etats-Unis, d'Angleterre, de Norvège-Suède, du Danemark, d'Allemagne, de Russie, de Hollande et du Portugal ont institué depuis quelques années des commissions officielles de pêcheries qui ne se contentent pas -- comme  dans nos laboratoires de pisciculture de Roscoff ou de  Concarneau -- d'étudier savamment, minutieusement,  en laboratoire les  mœurs des poissons, mais qui recherchent en mer les meilleurs procédés de pêche, les lieux et moments favorables, les changements de courants  qui amènent immanquablement  des changements de migration des bancs poissonneux ; ces commissions permanentes donnent ainsi, continuellement, les plus utiles indications aux pêcheurs. Alors, n'est-il pas douloureux de songer que si pareilles recherches avaient été faites chez nous, les côtes bretonnes n'auraient pas connu, cet hiver, les affres de la famine ?...

L'Usine Fröchen, à Saint Guénolé-Penmarc'h fait depuis 4 mois distribuer des vivres aux femmes et aux enfants
© A Travers le Monde


Quand, de Morlaix å, Quimperlé, le paysan saura comment il peut exiger de la terre tout  ce qu'elle peut donner ; quand, de Roscofi à  Concarneau, le pécheur connaitra toute la science de la pêche ; quand pêcheurs et paysans léonards, cornouaillais et gallois auront, compris Ia force économique du groupement, associations, coopératives, syndicats ; quand le  gwin ardant ne coulera plus à pleins bords tous les jours de la semaine, la belle Bretagne ne sera plus malheureuse et l'on n'aura plus  besoin d'y procéder à ces distributions de vivres lamentables, bien que généreuses, puisque tous ne peuvent être rassasiés...


Oui, évidemment. elle est poétique et touchante la foi robuste de ces braves pêcheurs du Guilvinec qui baptisent leurs barques "Espoir en Marie", "Dieu y pourvoira", mais encore faut-il qu'ils s'aident eux-mêmes et s'entr'aident, qu'ils sachent et n'escomptent pas, seulement, avec placîdíté, l'inconnu ! Car il en est d'autres dont les appétits s'éveillent, dont l'âme anxieuse s'inquiète, trop ardente déjà et comme furieuse des longues indolences, et quî gravent sur leurs chaloupes des titres  signiflicatîfs, "l'EscIave du' riche", "la Revanche du pauvre"...
Puise le sentiment de la solidarité empêcher que néclate un jour, brusquement, en  Bretagne, la colère aveugle des revendications : le pays bretonnant garde,en toutes choses, un peu du mystère naïf et troublant des très anciennes civilisations qui, parfois, furent terribles!  

Austin de Croze


(1) "Si le navire n'obéít pas au gouvernail, il obéira sûrement au rocher."
(2)"Grands les miracles ont été dans les temps passés."



Certains journaux, tel l'Ouest Éclair, vont jusqu'à publier des "poèmes" pour les Pêcheurs Bretons... 

OUEST ÉCLAIR du 22 Février 1903


LA POESIE DU DIMANCHE

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POUR LES PÊCHEURS BRETONS
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O la foule. la foule

Qui geint comme la houle,

O la foule sans fin

De tous ces meurt de faim

Voici les pauvres vieux, à l'échine courbée,
Au front de qui l'hiver frissonne en cheveux blancs
Sans écuelle de soupe et sans claire flambée,
Assis au coin de l’âtre, en silence et tremblants
Voici les moussaillons, gais comme la sardine,
Quand la "rogue" jadis était à bon marché;
Rêvant du pain qui manque, ils dorment : qui dort dîne,
Depuis deux mois hélas! on n'a plus rien péché.
Voici les mathurins, gars de massive allure,
Vrais dompteurs de la mer que la faim a dompté.
Ils ont mis au logis agrès, filets, voilure;
Et regardent muets, leurs bateaux démâtés.
Voici les "fritouzenn" de retour a la ferme,
Tricoteuses de bas du matin jusqu'au soir
Puisque les sardiniers chôment, l'usine ferme
Adieu poissons, adieu salaire, adieu musoir !
Voici, la honte au front, les mamelles taries,
Avec entre leurs bras le dernier de leurs fieux,
Les Mères mendiant, au seuil des métairies,
Ce pain noir dont la huche était pleine chez eux
Sous leur "capot" de deuil, voici les pâles veuves
Qui pour vivre ont vendu leur châle de velours,
Leurs assiettes à fleurs d'émail, encore neuves,
Et leur bahut de chêne orné de cuivres lourds.
Au dur "pourchas" du pain, voici dans leurs détresses,
Les Vierges dont le sexe à plaire fut enclin,
Sous l'acier des ciseaux tombent leurs blondes tresses :
Que d'or pour un écu! Qu'en dis-tu Duguesclin ?
Voici les radoubeurs et calfats sans ouvrage,
Depuis que la rafale aboie au long des quais
Quand on n'a plus de pain,à quoi sert le courage?
Les Travailleurs de mer par la faim sont bloqués
Voici les loqueteux et les porte-besace,
Lents diseurs de Pater, oublieux des binious,
Dont la voix lamentable a tous les seuils ressasse
Le même cri "Du pain ! ayez pitié de nous !"
O Paris, entends-tu le cri de leur misère ?
Depuis que le travail manque à leurs bras vaillants
Ils demandent au Ciel en disant leur rosaire
Le "pain quotidien", invincibles croyants.
La révolte souvent s'allume au puits des mines.
Souvent les grèves font ailleurs le coup de feu,
Mais eux, sans murmurer, fiers comme leurs hermines,
De leurs maux, O Paris, t'ont fait le dur aveu.
Ils espèrent de toi le large viatique
Dû par ton noble cœur à toute pauvreté,
Les chênes ont-ils tort, au vieux terroir celtique
D'attendre de toi seul, soleil, la Charité ?


O la foule, la foule
Qui geint comme la boule.
O la foule sans fin
De tous ces meurt-de-faim !

Paris, 20 février 1903.

P. Léon, 0. M. C.