LE NAUFRAGE DE L'ANTOINETTE - LE PROCÈS

Le procès du Capitaine Louis-Auguste Boutin fut relaté au travers de quelques articles des journaux « Ouest-Éclair », du « Phare-de-la-Loire » et du « Populaire », ce dernier ajoutant quelques informations à celles déjà données par le « Phare-de-la-Loire»  et surtout y indiquant le verdict...

Article du Ouest-Éclair du 20 Avril 1912

TRIBUNAL MARITIME. — Un tribunal maritime commercial spécial présidé de M. Le Goëc, capitaine de frégate, se réunira à Nantes à l'effet de statuer sur les responsabilités encourues par le cap. au long-cours Louis-Aug. Boutin, inscrit à Nantes, n° 486, à l'occasion du naufrage survenu le 6 janvier 1912, sur la grève de Tréguennec, du trois mots Antoinette qu'il commandait. 
 

Article du Phare de la Loire du 28 Avril 1912

LE NAUFRAGE DE L'ANTOINETTE
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AU TRIBUNAL COMMERCIAL MARITIME
DE NANTES

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Le capitaine du voilier « Antoinette » perdu
au cours d'une tempête le 6 janvier
dernier est poursuivi — Les faits
de l'accusation — La défense.


Samedi matin, à 9 heures, à l'Hôtel de la Marine, le Tribunal Commercial maritime a tenu séance pour juger le capitaine Louis-Auguste Boutin, inscrit à Nantes n° 486, commandant le voilier nantais « Antoinette », de la maison Simon et Duteil, voilier qui sombra le 6 janvier dernier dans la baie de la Torche.

Le Tribunal était présidé par le capitaine de frégate Eckenfelder, assisté de MM. Kersabiec, juge au Tribunal de Commerce, Dumoulin, lieutenant de vaisseau, Bourcier et Prioux, capitaines au long-cours.

M. Huau1, commissaire rapporteur, représentait l'accusatlon, Me Soullard, la défense.

Le capitaine Boutin comparaissait sous l'inculpation d'avoir fait preuve de négligence au moment de la perte de l' « Antoinette ».

Voici le résumé des faits qui l'ont amené devant le Tribunal :


Le Naufrage

Dans les premiers jours de janvier le voilier « Antoinette » quittait Saint-Nazaire pour se rendre à lpswich.

Il était remorqué par le vapeur anglais « Warrior ».

Dès le départ, le mauvais temps se fit sentir.

Le 6 janvier au matin l' « Antoinette » se trouvait à quatre milles dans l'O.-N.-O. du phare de Penmarc'h. Il ventait fort et le vent soufflait d'O.-S.-O. Depuis la veille la mer était grosse et comme on dit en terme de marins « le temps forçait »

À ce moment, la remorque du vapeur fut larguée ou se rompit — par suite de circonstances que l'étude du dossier n'a pas permis de préciser — de sorte que le capitaine Boutin dut établir sa voilure. Le capitaine croyait à ce moment que la manœuvre allait être reprise. Il établit sa voilure, mais aussitôt deux voiles furent emportés par le vent.

À 9 heures du matin, le capitaine du remorqueur « Warrior » it signe au capitaine Boutin de virer de bord, ce qu'il fit aussitôt. Pendant cette bordée, deux autres voiles furent emportées.

À 1 heure du soir, le capitaine de l'« Antoinette », apercevait la tourelle de Men-Hir. L'état de la mer l'empêchait de la doubler, l'« Antoinette » vira de bord. À ce moment le « Warrior » disparut ; l'« Antoinette » restait seule au milieu de la tourmente, dans une fâcheuse position.

Au cours de l'après-midi, le capitaine Boutin, s'étant rendu compte qu'il allait aller à la côte,chercha avant tout à sauver son équipage.

Peu après, l' « Antoinette » s'échouait...


Le Sauvetage

L' « Antoinette » avait été aperçue de la côte. Aussitôt — nous croyons devoir rappeler ici dans quelles conditions il fut sauvé — dès que l'« Antoinette » fut aperçue, les canots de sauvetage de Kérity, de St-Pierre et de St-Guénolé avaient été retirés de leurs abris en vue de porter, si possible, secours au navire en détresse qui, ballotté par d'énormes lames et chassé par le vent, dérivait vers la pointe de la Torche. Les équipages des embarcations de sauvetage, faisant traîner leurs canots par des chevaux, s'efforçaient en vain de parvenir en face du navire « Antoinette » ; mais celui-ci, sous l'effort irrésistible de la tempête, fuyait le long de la côte.

Le sous-brigadier Le Brec, de Kérity, mis au courant de l'événement, s'empressait de faire appel au concours des proposés Kermorvant et Cariou, seuls agents disponibles à ce moment, et préparait le canon porte-amarre avec le chariot et tous les engins nécessaires. Ayant obtenu l'aide de quelques marins pêcheurs, les agents partaient à leur tour au pas de course à la poursuite du navire un péril. Cette petite troupe arrivait à 4 h 30 du soir à la pointe de la Torche et y rejoignait les canots de sauvetage que l'état de la mer ne permettait pas de mettre à l'eau. D'ailleurs, le trois-mâts avait disparu, toujours chassé par la tempête. Le syndic de la marine, qui accompagnait les canots, déclara au sous-brigadier que ceux-ci ne pouvaient pousser plus loin, ajoutant que, d'après ses prévisions, l' « Antoinette » devait s'échouer entre Plovézet et Audierne.

Le Brec ne se découragea point et, persistant dans son entreprise, stimula le zèle de ses compagnons qui, traînant le canon et le matériel, reprirent leur course le long de la côte. tantôt dans les dunes, tantôt par de mauvais chemins. Après avoir parcouru une distance de 12 kilomètres en deux heures d'une marche exténuante, les sauveteurs arrivaient enfin à 5 h. 30 en vue du navire alors naufragé. Le trois-mâts « Antoinette », drossé par le vent contre la côte, talonnait avec violence, et son équipage réuni sur le pont attendait avec anxiété qu'un secours lui vint du rivage. Malgré la distance relativement courte de la terre au navire, L’état de la mer était tel, qu'il était impossible de mettre à flot aucune des embarcations de l'« Antoinette ». Cependant, les vagues balayaient le pont, l'eau montait dans la cale, et, seule. l'impossibilité d'exécution arrêtait le capitaine dans la décision qu'il avait prise d'évacuer son navire. Une bouée de sauvetage lancée du bord était parvenue à terre grâce au vent et au courant. Mais bien que cet engin, relié à I'« Antoinette » par une mince corde, eût pu être saisi par les canotiers de Saint-Guénolé, l'absence de matériel s'opposait à toute manœuvre de sauvetage.

La petite troupe de Le Brec arrivait à ce moment, et son chef, sans perdre un instant, prenait aussitôt les dispositions nécessaires. La présence de la bouée évita la nécessité de recourir au canon pour établir la liaison entre le navire et la terre. En halant à bord la ligne qu'il avait lancée, l'équipage de l'« Antoinette » ramena un cordage plus fort fixé par Le Brec. De nouvelles manœuvres permirent d'établir un va-et-vient complet et, grâce à l'emploi de la bouée culotte, l'équipage en danger pût enfin quitter sa pénible position et parvenir à terre.

Ce sauvetage nécessita trois heures de luttes et d'efforts pendant lesquels les agents des douanes, les patrons des canots de sauvetage et quelques canotiers arrivés en état de transpiration sur les lieux restèrent plongés dans l'eau jusqu'à la ceinture, subissant le choc des lames et parfois obligés de se retenir aux cordages de secours pour ne pas être enlevés ; l'obscurité complète augmentait les difficultés d'une manœuvre exécutée au moment où la mer était dans son plein et où la tempête atteignait son maximum de 
violence.

Quatorze hommes furent ainsi sauvés sans accident ; seul le mousse, indisposé, fut recueilli par un riverain ; le reste de l'équipage revint à Kérity ,où il arriva à 10 h. 30 du soir. Les naufragés trouvèrent dans cette localité tous les soins et les réconfortants nécessaires, et des lits furent mis à leur disposition. Ils devaient leur salut au courage et à la ténacité de Le Brec et de ses auxiliaires.


L'accusation

Une enquête a été ouverte tendant à déterminer dans quelles conditions l '« Antoinette » s'est perdue, et à savoir si le capitaine Boutin a fait tout son devoir.

Cette enquête a. démontré que le capitaine avait été abandonné par le « Warrior » qui devait le remorquer, mais elle laisse supposer aussi, d'après le rapport des membres de la Commission des Naufrages de Quimper et d’après le rapport de la Commission supérieure des Naufrages :

1° Que le capitaine Boutin peut être accusé de négligence ;
2° Qu'il n'a pas tait au départ — bien que la visite annuelle ait eu lieu — une
nouvelle visite de son bateau et de son armement ;
3° Qu'il a manqué de prudence en ne cherchant pas un abri dans la baie d'Audierne.


Le capitaine Boutin entendu

Après la lecture des pièces du dossier donnée par le greffier, M. Jouan, le capitaine Boutin est entendu. Après avoir navigué pendant 11 ans, il est nommé capitaine en novembre 1908 et prend, à partir du 2 janvier dernier, le commandement de I'« Antoinette ».

À cette date, qui est celle du départ, il n'a pu assister à la visite annuelle du bateau. Toutefois, il en connaît les résultats : ils sont satisfaisants, aussi n'hésite-t-il pas à partir.

Au moment d'embarquer, le capitaine visite le matériel important, sauf la voilure, car le temps est mauvais. Le 2 Janvier, il part après avoir donné l'ordre au commandant du remorqueur de ne pas passer à plus de dix milles des feux.

Pendant les premiers jours, le temps est couvert. Le 5 janvier, la mer devient grosse. Le vent souffle. Arrivé à la pointe de Penmarc'h, le capitaine constate qu'il dérive : cependant il espère toujours doubler cette pointe.

Dans la nuit du 5 au 6, le temps ne se modifie pas, mais le 6 au matin, la brise fraîchit, le vent souffle en tempête.

Peu après, les voiles, qui avaient été hissées, sont emportées, la remorque est coupée et, à 3 heures de l'après-midi, l'« Antoinette » se heurte à des brisants et sombre.


L'accusation et la défense

M. Huau, commissaire rapporteur, qui prononce le réquisitoire, reconnaît que le capitaine Boutin mérite les circonstances atténuantes, étant donné l'inqualifiable conduite du remorqueur anglais ; celui-ci, en effet, l'a abandonné au milieu de la tempête.

Toutefois, le capitaine Boutin a commis certaines fautes. M. Huau lui reproche d'avoir gouverné sur la remorque, de n'avoir pas mis sa voilure, de n'avoir pas mouillé, d'avoir pris les amures à bâbord, et d'avoir perdu trop de temps à la remorque. Il demande au tribunal de lui relever temporairement son commandement.

Me Soullard, qui détend le capitaine Boutin montre, d'après certaine enquête faite par les autorités maritimes, que son client a fait tout son devoir et il demande pour lui l'acquittement.


Note KBCP :
(1) M. Huau, est aussi agent de la Lloyd's à Brest, et représentant des compagnies de sauvetage Nordischer Bergungs Verein ( Allemagne), Svitzer (Dannemark) et Neptun (Suède). On peut avoir des doutes sur son impartialité...


Article du Populaire du 28 avril 1912


TRIBUNAL MARITIME COMMERCIAL
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Le naufrage du trois-mâts goélette
nantais « Antoinette »

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Un tribunal maritime commercial présidé par M. Eckenfelder, capitaine de frégate, assisté de M. de Kersabiec, juge au tribunal de commerce ; Dumoulin, lieutenant de vaisseau ; Bourcier, Prioux, capitaines au long cours, s'est réuni à l'Hôtel de la Marine, rue Voltaire, samedi matin à 9 heures, à l'effet de statuer sur les responsabilités encourues par le capitaine au long cours Louis-Auguste Boutin, inscrit à Nantes, numéro 486, à l'occasion du naufrage survenu le 6 janvier 1912, sur le grève de Tréguennec, du trois-mâts nantais « Antoinette » qu'il commandait.

Le voilier naufragé, d'une jauge nette de 698 tonneaux, de 59 mètres de longueur, sur 9 mètres 40 de largeur, appartenait à la maison Simon et Duteil, armateurs et assureurs maritimes, rue de l'Héronnière.

Le capitaine Boutain, né à Vertou, est tout jeune, puisqu'il n'a que 29 ans. C'était le premier commandement qu'il exerçait d'une façon effective.

Dans la salle du tribunal, M. Jouan, agent de 1ère classe de l'Inscription maritime, remplit les fonctions de greffier.

Le siège de commissaire du Gouvernement est occupé par M. Huau, chef du pilotage, commissaire-rapporteur.

Me Marcel Soullard est assis au banc de la défense.


La séance

Il est exactement 9 heures quand le capitaine de frégate Eckenfelder déclare la séance ouverte et prie le greffier de lire les principales pièces de la procédure.

L'exposé

Le 6 janvier 1912, à 8 heures du matin, le trois-mâts goélette « Antoinette », allant de Saint-Nazaire à Ipswich, à la remorque du vapeur anglais « Warrior », se trouvait à 4 milles environ dans l'O.N.O. du phare de Penmarc'h. Il ventait grand frais d'O.S.O., le temps forçait depuis la veille et la mer était très grosse. À ce moment, pour une raison que l'étude du dossier ne permet pas de préciser, la remorque fut larguée ou rompue ; quelques instant auparavant, le capitaine du remorqueur avait avait signalé à l'« Antoinette » d'établir sa voilure. Le capitaine Boutin, croyant que la remorque allait être reprise, conserva le cap au N.O. Deux voiles furent emportées presque aussitôt établies.

À 9 heures, le remorqueur fit signe au capitaine Boutin de virer de bord, ce qui fut fait. Pendant cette bordée, deux autres voiles furent emportées.

Vers une heure du soir, on aperçut, à une petite distance, sous le vent, la tourelle de Men-Hir, que l'état du temps empêchait d'espérer doubler.

L'« Antoinette » vira de bord de nouveau ; le « Warrior » s'éloigna et disparut.

Dans l'après midi, le capitaine Boutin acquit la conviction qu'il allait infailliblement à la côte. À 3 heures et demie, il se décida à faire côte debout au plein pour éviter la perte de son équipage. Il alla s'échouer à Tréguennec. Les hommes furent tous sauvés au moyen d'un va-et-vient. Le bâtiment est perdu.

D'après l'examen, il résulte que le perte prématurée de cinq voiles soulève une première question : Le capitaine Boutin avait le devoir, avant d'entreprendre un voyage en plein hiver dans des parages où la navigation est dure, de faire un sérieux examen de son navire et de son armement. Sa responsabilité est engagée pour ne l'avoir pas fait. Elle est cependant atténuée par le fait que la visite annuelle avait été passée quelques jours avant le départ.

En second lieu, la navigation de l'« Antoinette » prête à critique : lorsque le le remorqueur et le remorqué se trouvaient au sud de Penfret, le temps avait mauvaise apparence : le vent de S.O. à O.S.O. forçait et la mer était grosse. La vitesse du groupe était très réduite. Il était donc à peu près certain que le groupe supporterait un coup de vent qui s’annonçait violent devant l'ouverture de la baie d'Audierne.

Dès lors, le capitaine Boutin devait se dire qu'à partir du moment où Penmarc'h serait doublé, il serait à la merci d'un accident de remorque. Il semble donc qu'il eut été prudent de chercher, pour l'« Antoinette », un abri qui lui permette d'attendre la fin de la tempête qui s'annonçait? Le capitaine Boutin paraît avoir manqué de prudence dans sa navigation.

Lorsque la remorque dut larguée, le commandant de l'« Antoinette » était fondé à croire que le « Warrior » manœuvrait pour le reprendre. Cependant, il aurait du songer immédiatement à tirer son navire de la position dangereuse où il était et de mettre le cap au Sud tout de suite ; il se serait ménagé la seule chance de sortir de la baie d'Audierne, où il devait craindre par dessus tout de se laisser affaler.

Par tous ces motifs, la commission propose au ministre de traduire le capitaine Boutin devant un tribunal maritime commercial spécial, par l'application de l'article 6 de la loi du 10 mars 1891.


L'avis du commissaire rapporteur

C'est également l'avis de M. Huau, commissaire-rapporteur, qui, dans le rapport qu'il a rédigé, estime que le capitaine Boutin a fait preuve d'impéritie.

En faveur du capitaine

Par contre, indiquons qu'à la décharge du commandant de l'« Antoinette », que la Commission Locale des Naufrages du quartier de Quimper, emet, dans son rapport, l'avis que si, jusqu'à un certain point, on peut reprocher au capitaine Boutin d'avoir eu trop de confiance dans son remorqueur, il ne saurait être considéré comme s'étant rendu coupable de négligence ou d'impéritie. La commission estime donc en conséquence, qu'il n'y aurait pas lieu de mettre en cause la responsabilité du capitaine, à l'occasion du naufrage de son navire.

Les explications du commandant de l'« Antoinette »

Après la lecture des rapports dont nous venons de donner un résumé, le capitaine Louis Boutin est introduit.

Il décline son état civil et dit qu'il est reçu capitaine au long cours depuis 1908. Il a déjà navigué pendant onze ans, a passé par tous les grades et est resté trois ans comme second à bord des grand trois-mâts nantais.

Le commandant Boutin déclare que n'ayant pu assister à la visite du navire avant son départ de Saint-Nazaire, il s'en référa à l'avis du capitaine d'armement de la maison Simon & Duteil ; quant aux voiles, il ne put les examiner en raison du mauvais temps qu'il fit continuellement.

Le commandant de l'« Antoinette » énumère le matériel qui se trouvait à bord : il y avait, entre autres, trois ancres du bossoir de 1.200 kilos, 350 mètres de chaîne répartis sur deux ancres, des câble qui pouvaient, au besoin, remplacer les chaînes ; des compas, des tables de déviation.

M. Louis Boutin insiste maintenant sur ce fait qu'il donna au capitaine du remorqueur anglais l'ordre de ne pas le faire passer à plus de dix milles de chaque feu et que la route était tracée par lui-même.

Le jeune capitaine donne au tribunal toutes les explications sur les circonstances dans lesquelles le naufrage se produisit. Il dit notamment :

« À 8 heures 10 du matin, le 6 janvier, le remorqueur « Warrior » m'a signalé, à l'aide d'un pavillon rouge, d'établir mes focs et voiles d'étai ; c'est ce que j'ai fait aussitôt. Pendant qu'on établissait la grande voile d'étai, je me suis aperçu que le remorqueur avait largué la remorque et était venu au travers de nous. J'ai aussitôt fait établir le fixe, la grand'voile goélette et l'artimon bâbord amures, et fait route au nord-ouest au compas. Le petit foc, la grand'voile goélette, la grand'voile d'étai ont été déchirés par le vent. À 9 heures, le capitaine du remorqueur m'a fait signe de virer de bord, j'ai pris aussitôt tribord amures et fait route au sud. À 1 heure du soir, dans une éclaircie, j'ai aperçu la tour de Men-Hir à un demi-mille environ dans le S.S.E. Voyant qu'à cause de la dérive, je ne pouvais pas doubler la pointe de Penmarc'h, j'ai immédiatement fait virer de bord en coupant l'écoute d'artimon de cape, établi la misaine et fait route au N.N.O. ; avec la dérive, j'ai été drossé dans le N.N.E. ; vers 3 heures, j'ai aperçu les brisants de la baie d'Audierne, à 100 mètres par tribord ; à ce moment la misaine s'est déchirée. Ne pouvant gagner au vent et pour éviter d'être pris en travers dans les brisants, j'ai laissé porter pour faire côte après et pouvoir sauver mon équipage.»

Le capitaine a encore ajouté qu'il a fait hisser le pavillon en berne ; en outre, le maître d'équipage et plusieurs hommes sont montés dans les haubans et ont fait des signaux de détresse qui ont été certainement aperçus par le remorqueur.


Le réquisitoire

Prenant la parole, M. Huau, commissaire-rapporteur, dit que s'il y a des circonstances atténuantes en faveur du capitaine Boutin, elles ne sauraient enlever la part de responsabilité qui lui revient.

L'honorable commissaire du Gouvernement relève cinq fautes à la charge du commandant de l'« Antoinette » :

1° D'avoir gouverné sur le remorqueur ;
2° De ne s'être pas écarté de la côte ;
3° De ne pas avoir pris tribord amures ;
4° De ne pas avoir remplacé ses voiles ;
5° De ne pas avoir cherché à mouiller, en désespoir de cause.

M. Huau examine ces questions une à une ; il insiste sur la route directe qui a été suivie, alors que le capitaine devait forcément chercher à s'éloigner de la côte.

« D'une manière générale, conclut M. Huau, j'estime que le capitaine Boutin a commis une faute que le Tribunal reconnaîtra en lui infligeant un retrait de commander. »


La défense

Avec sa compétence des choses maritimes, Me Marcel Soullard prononce une éloquente et persuasive plaidoirie en faveur de son client.

Me Soullard retient tout d'abord les différents avis émis sur le cas du capitaine Boutin : voici en premier lieu, celui du vice-amiral commandant la défense maritime du port de Brest, qui se déclare favorable au commandant de l'« Antoinette » ; voici encore l'avis de la Commission locale des naufrages de Quimper, qui estime que Louis Boutin ne peut encourir aucun reproche concernant la navigation elle-même ; voici enfin les avis des armateurs et des assureurs qui ne reprochent rien au capitaine.

Tous ces avis, Me Soullard se devait de les faire connaître au Tribunal, puisqu'ils sont entièrement à l'avantage de son client.

La défense examine maintenant , en détail, les circonstances dans lesquelles le bâtiment fut conduit à faire naufrage ; à l'aide d'arguments serrés, il réfute point par point les critiques formulées par le commissaire-rapporteur.

En terminant, Me Soullard demande au Tribunal de ne pas infliger une sentence qi aurait une grave répercussion sur la vie maritime de son client, pour lequel il espère un verdict d'acquittement.

Les débats sont clos. Le public quitte la salle et les juges délibèrent.


Le jugement

Reconnu coupable d'impéritie par le Tribunal, le capitaine Louis-Auguste Boutin s'entend infliger un mois de retrait de la faculté de commander.

La séance est levée à 11 heures.


Que penser du jugement ?

C'est un jugement semblant bien sévère quand on connaît l'histoire et surtout l'abandon de l'« Antoinette » par le remorqueur « Warrior », laissant le voilier à la merci de la tempête et des courants.

A cette époque, l'abandon des remorqués par les remorqueurs à vapeur étaient très fréquents. Les compagnies de remorquage étaient bien protégées de leurs défaillances par des contrats dont les clauses leurs étaient très favorables, notamment au niveau de leurs responsabilités.

Ainsi, les jugements faisaient généralement endosser toutes les responsabilités au capitaine du navire remorqué, « seul maître à bord après Dieu », responsable en tout, depuis l'armement jusqu'au désarmement.

À titre d'exemple, le règlement de la Société Bordes précise :

« Bien que nous utilisions toujours de puissants remorqueurs, les capitaines ne doivent jamais se fier à ces derniers d'une façon absolue, aussi bien pour la route à suivre, que pour les éventualités à résulter du mauvais temps, rupture de remorque ou de la nécessité de larguer cette dernière : ils ne doivent pas perdre de vue que la direction du navire et la responsabilité des manœuvres ne cessent jamais de leur incomber, qu'ils soient ou non assistés de pilotes.»