1905 - Crime Thomas Le Cléac'h (suite et fin)

Journal «La dépêche de Brest» du 18 décembre 1905

Un nouveau fort Chabrol à Penmarc'h
(Par télégramme spécial)

LA SIXIÈME JOURNÉE

Le fou tire sur les gendarmes qui ripostent —
Un gendarme blessé. Le Cléac'h atteint mortellement


Penmarc'h, 17 décembre. A 8 h. 30, ce matin, je me rends vers le fort de Le Cléac'h. Le jour est terne en raison du ciel gris ci bas. Il souffle un vent d'est, avec neige en perspective.

Le Cléac'h sort de chez lui, toujours avec les mêmes précautions, ayant toujours les mêmes armes.

Il quitte sa cour, prend la petite ruelle et arrive sur la route du bourg.

Il paraît assez calme. Il cause volontiers à ceux qu'il croise.

Il marche d'un pas saccadé, militaire, et arrive au cimetière.

Il fait le signe de croix, entre et va directement s'agenouiller sur la tombe de sa femme. Il prie, se lève, et va s'agenouiller à la grande croix du cimetière neuf. 

Le cimetière neuf (1923) ¸ Agence Rol

En sortant du cimetière, en présence d'un grand nombre de personnes, il fait marcher le mécanisme de son fusil, pour voir si la cartouche est toujours dans le canon, et met l'arme au bras.

Il se dirige vers l'église, vieille ruine restaurée de ce que fut autrefois la célèbre église de Tréoultré, en la grande ville de Penmarc'h, saccagée par le brigand La Fontenelle, et où périrent 5.000 personnes.

Eglise Saint-Nonna © Levy

Il arrive prés du porche, où se trouvait le bedeau. 

Aussitôt, Le Cléac'h, sans déposer ses armes, pria le dit bedeau de vouloir bien lui faire une place au bas de l'église, un peu séparé des autres fidèles. Il prend une chaise, se place devant la porte, s'agenouille et se recueille.

Intérieur de l'église Saint-Nonna © Le Pape

Il est 9 heures 1/2. La messe ne commence qu'à 10 heures.

Il reste ainsi jusqu'à l'arrivée des assistants qui le regardent à peine.

Le bruit ne peut le détourner de sa méditation.

Pendant ce temps, les gendarmes le suivent à distance, mais ne peuvent toujours l'approcher. Ils essaient de déterminer quelques gaillards réputés les plus forts du pays pour le saisir à la sortie de l'église, mais personne ne veut accepter.

Les autorités ont beau promettre des récompenses sérieuses, personne ne veut marcher

L'on craint les représailles de la foule, qui prend manifestement le parti de Le Cléac'h.

D'ailleurs, la force armée ne comprend que trois gendarmes et deux gardes champêtres.

La grand'messe bat son plein. Le Cléac'h est toujours recueilli. On chante l'Angelus ; les fidèles sortent.

Les pittoresques costumes de la femme « Bigouden » scintillent à la lumière terne de ce jour de décembre.

Le Cléac'h attend que tout le monde soit sorti. Il avance prudemment le nez, regarde, avance d'un pas, à la façon d'un automate, et s'arrête alors.

Je m'avance vers lui, et, au nom de la Dépêche, je lui demande s'il veut se laisser photographier.

Le Cléac'h me répond : « Je sais que vous ne me voulez pas de mal ; je vous laisserai tranquille. D'ailleurs, cela me ferait la peine de tirer ici, car je ferais des victimes innocentes. Pourtant, je serai obligé de le faire si les gendarmes se montrent à ma portée. Dépêchez-vous. »

Mon appareil était prêt. Je prends un premier instantané, et je le prie de patienter encore quelques instants. Je reprend un deuxième cliché.

J'opère et je ramasse mon appareil.

Le Cléac'h sort du porche, s'avance prudemment, le fusil en avant, la hache au bras et se dirige vers la demeure de son père, qui est gravement malade depuis quelques temps.

La conduite de son fils n'a fait qu'aggraver la maladie.

Le Cléac'h reste là jusqu'à deux heures et revient, toujours ses armes au bras et à la main.

Je me trouvais à l'embranchement de la route qui conduit à sa ferme. Je le photographiai de nouveau et lui parlai à une distance de dix mètres.
 

Il ne déraisonnait pas et se dirigea vers son domicile avec M. Guégaden1, maître soudeur, auquel il expliqua, devant chez lui, l'affaire du mur construit par Le Pape et écroulé.

Une demi-heure après, arrivait le gendarme Le Pape, du Guilvinec.

Le Cléac'h sort de chez lui, prend la route du phare, au milieu d'une nombreuse population, qui reste plutôt indifférente.

Les gendarmes, qui se trouvent alors près de l'hôtel, somment les personnes qui se trouvent sur la route de se retirer, parce qu'ils vont être obligés de se défendre.

Le Cléac'h avance et décharge son arme. Personne n'est atteint. Il recharge et tire un deuxième coup de feu. Le gendarme Marc, de la brigade de Pont-l'Abbé, est atteint par deux grains de gros plomb, l'un au menton et l'autre à la main. Les blessures ne sont pas très graves, mais le pauvre gendarme souffre horriblement.

(1) Louis Yves Guégaden,
mon arrière grand-père

Un docteur est demandé d'urgence.

Les gendarmes ripostèrent à coups de revolver et de carabine.

Nous vîmes Le Cléac'h trébucher et se retirer en boitant. Il avait été touché à la jambe.

Il retourna lentement chez lui.

Le maréchal des logis n'a dû son salut qu'en baissant la tête, la décharge s'étant aplatie sur le mur à côté duquel il se trouvait. Il dut regagner son abri à quatre pattes, en déchargeant son revolver.

Le gendarme Fouron, sortant de l'écurie, essuya un coup de feu, qui lui passa sur la tête.

Un ouvrier, travaillant à l'entreprise Hélias pour le mur de défense, se trouvant dans la cour de l'hôtel, eut la casquette enlevée.

En ce moment, 4 h. 1/2, un gendarme vient avertir le maréchal des logis que Le Cléac'h veut sortir à nouveau et courir sus aux agents de la force publique.

Le maréchal des logis ordonne à ses gendarmes de se retirer au phare d'Eckmühl.

La population est très excitée.

Il est cinq heures. Des renforts de gendarmerie viennent d'arriver. Deux gendarmes de Plogastel-Saint-Germain sont venus à bicyclette.


Gendarmes à bicyclette

De l'hôtel du Phare, l'on vient prévenir qu'on n'est plus en sûreté.

Beaucoup de personnes sont, en ce moment, chez l'inculpé.

Des altercations se produisent parmi les personnes qui stationnent dans la cour de l'hôtel. Les uns prenant parti pour Le Cléac'h et les autres contre.

Le gendarme Marc reçut deux coups de feu. Le premier l'a atteint aux jambières ; le plomb, glissant, ne lui a fait aucun mal. C'est le deuxième coup qui l'a blessé.

Nous allons essayer de voir Le Cléac'h pour savoir quelle est la gravité de sa blessure.

Penmarch, 17 décembre, 7 h. 10 soir.
Nous revenons chez Le Cléac'h. II est couché sur son lit ; il a l'air bien blessé. La maison est pleine de monde. Nous ne pouvons approcher de son lit.

Les parents sont là. L'un va chercher le prêtre, son beau-frère vient avec moi au télégraphe demander un médecin.

Le Cléac'h se servait d'un fusil Gras modifié, calibre 24, qu'il avait acheté, il y a dix jours, chez M. Jolivet, à Pont-l'Abbé. Il a été tiré, ce soir, une vingtaine de coups de feu.



Fusil «Gras» modifié chasse.

Avant d'acheter ce fusil, il parait que Le Pape se serait moqué de Le Cléac'h lorsque celui-ci revenait de la grève avec une charretée de goémon.

L'on nous déclare, à l'instant, que Le Cléac'h n'avait pas été atteint par les balles des gendarmes, mais qu'il aurait été atteint, par derrière, d'une balle tirée par un civil.

Mme Salou et Mme Coquelin vont, avec le beau-frère de Le Cléac'h, essayer de soigner le blessé, en attendant l'arrivée du médecin.

Penmarch, 17 décembre, 7 h. 25 soir.

Lorsque Le Cléac'h vint tirer sur les gendarmes, M. Moguerou, propriétaire de l'hôtel du Phare, se trouvait dans sa cour, près d'eux. Il m'assure que Le Cléac'h visait spécialement le maréchal des logis.

Le gendarme Marc, qui se trouvait près du maréchal des logis, s'est spécialement exposé. Il a même tiré deux coups de revolver après avoir été blessé. Il s'est retiré car il n'avait plus de munitions.

L'escalier de l'hôtel est tout ensanglanté. Marc est soigné, en attendant le médecin, par M. et Mme Moguerou.

Penmarc'h, 17 décembre, 7 h. 40 soir.
Le docteur Floch, de Pont-l'Abbé, vient d'arriver. Il a pansé les blessures du gendarme ; les grains de plomb sont restés dans la mâchoire et dans le médius gauche. Le docteur est allé ensuite soigner le blessé. Je le conduisis à la maison. Celle-ci était pleine de curieux. On ne pouvait s'y entendre.

Le Cléac'h a été atteint au bas du ventre ; la balle est sortie par le dos. Il a toute sa connaissance et répond convenablement à ce qu'on lui demande. Il ne souffre pas trop, dit-il.

Le docteur Guével arrive. Les deux médecins pansent le blessé. Ils demandent un homme de bonne volonté pour aller chercher de la glace à Guilvinec, mais personne ne veut y aller.

Un habitant de Saint-Pierre, conseiller municipal, déclare tout haut dans la chambre du blessé, devant les gendarmes, que Le Cléac'h a reçu deux coups de feu, dont un par derrière, par un individu qui se trouvait dans une ruelle, près de sa maison.

Il déclare, en outre, qu'avant trois jours on connaîtra le nom de celui qui a tiré.

Penmarch, 17 décembre. 8 h. 5 soir.

Les docteurs sortent et déclarent que Le Créac'h est atteint d'une péritonite, et qu'il n'est pas transportable.

Journal «La dépêche de Brest» du 19 décembre 1905

Un nouveau fort Chabrol à Penmarc'h
(Par télégramme spécial)

Nouveaux détails sur la fusillade d'hier. Arrivée du parquet.
— État désespéré de Le Cléac'h


Penmarc'h, 18 décembre. L'émoi provoqué par l'affaire Le Cléac'h est loin d'être dissipé.

Lorsque le pauvre fou quitta sa demeure et qu'il se dirigea vers l'hôtel du Phare, où le maréchal des logis de Pont-l'Abbé se trouvait cantonné avec les gendarmes Marc et Le Pape, ce dernier arrivé depuis un instant et seul étant armé d'une carabine, les autres n'ayant que le revolver d'ordonnance, il marchait d'un pas tout a fait calme, mais ce calme n'était que relatif.

Ses yeux étaient hagards ; sa figure était tirée et exprimait une souffrance intérieure.

Ses parents l'avaient pourtant bien exhorté, après la messe, à la cessation de la lutte ; ils l'avaient engagé, paraît-il, à se rendre lui-même à Quimper, l'assurant qu'il en serait quitte avec quelques mois d'hôpital, mais rien n'y fit.

Lorsque Le Cléac'h fut arrivé par le travers des maisons Le Roux et Carval, le maréchal des logis commanda à la foule très nombreuse et venue d'un peu partout, de Pont-l'Abbé, de Plomeur et du Guilvinec, de s'écarter. Il ne fut pas vite obéi.

Pendant ce temps, Cléac'h mit le maréchal des logis en joue et tira.

Le maréchal des logis baissa la tête au moment où le coup de feu partait et fut indemne.

Alors, il commanda le feu. Les gendarmes, abrités jusqu'à mi-corps par le mur de la cour de l'hôtel, ne ripostèrent seulement que lorsque Le Cléac'h eut tiré le second coup.

Le Cléac'h avançait toujours. Il se trouvait à la fin à une dizaine de mètres des gendarmes. Ce fut à son troisième coup que le gendarme Marc fut blessé et qu'un maçon, travaillant au mur de la Joie, qui se trouvait assez loin dans le fond de la cour, fut atteint à la casquette, qui fut traversée par un grain de plomb ayant fait ricochet sur la visière.

Le gendarme Le Pape était près d'un pilier, au milieu du mur, et tira trois coups de carabine. C'est, parait-il, son deuxième coup qui atteignit Le Cléach.

Il fléchit un peu, laissa tomber sa hache, qu'il tenait toujours au bras, même en tirant. Il la ramassa et tira de nouveau.

Comme les gendarmes avaient leurs armes vides, ils se réfugièrent dans la cuisine de l'hôtel, pour recharger leurs revolvers, sauf le gendarme Souron, qui se sauva à l'écurie, celle-ci étant plus à sa proximité.
  

1 Hôtel du Phare d'Eckmühl - 2 Écuries de l'hôtel du Phare d'Eckmühl
3 Groupe de maisons où devait se situer celle de Le Cléac'h

Le Cléac'h, qui avait vu les gendarmes disparaître, croyait les avoir tous tués et fit le tour de l'hôtel.

Arrivé près de la barrière, il se sentit faiblir et fit demi-tour. Il fut obligé de s'appuyer sur son fusil. Il regagna ainsi son logis, éloigné environ de 150 mètres de la route faisant un crochet. Il s'enferma et s'allongea sur une paillasse.

Ce ne fut qu'une demi-heure après qu'une femme alla voir par la fenêtre, ce qui se passait. Alors elle appela, disant que Le Cléac'h était mourant.

La porte était fermée. Le Cléac'h vint, en chancelant, ouvrir. Il nous a déclaré, plus tard, que si l'on avait tardé, il n'eut pu aller ouvrir.

La foule entra dans la maison, criant, gesticulant, se disputant même.

Quant aux soins à donner au blessé, on n'y songeait guère.

Quelques personnes disaient même : « A quoi bon le soigner ; il vaut mieux qu'il meure I »

Un des parents sanglotait, criant : « Qui va nourrir les pauvres enfants, maintenant, surtout le pauvre d'esprit qui est chez mon père ? Ce ne sera pas celui qui a tué mon pauvre frère, sûrement ! Et mon pauvre père, qui se meurt ! Lorsqu'il va connaître la vérité, ce sera la fin ! »

Plus tard, lorsque le docteur ordonna des compresses glacées, personne ne voulut aller chercher de la glace au Guilvinec.

Le Cléac'h disait lui-même de prendre son cheval.

« — A quoi bon la glace l'entendîmes-nous. On donne de la glace aux malades, mais non aux personnes tuées. »

« — Que celui qui l'a tué aille en chercher, dit une voix. »

Alors un bruit étrange courut parmi la foule : Le Cléac'h n'avait pas été blessé en face par les gendarmes.

Il avait, disait-on, reçu deux coups de feu, l'un par par devant, un autre par derrière, tiré de la maison de la fenêtre de M. X..., par un civil, M. X.... de Y... Le bruit se répandit comme une fusée. Les hommes de l'art eurent beau affirmer que le blessé n'avait reçu qu'une balle, ils expliquèrent même que le trou d'entrée était plus net que le trou de sortie, on ne les écouta pas.

C'était X... qui avait fait le coup. On saurait le trouver, et gare à lui. Or, X... n'était nullement à Penmarch, hier. Qu'importe. Aujourd'hui tous les habitants sont convaincus que c'est X... qui a fait le coup, et il ne lui serait pas prudent, maintenant, de venir visiter le phare d'Eckmühl.

Penmarch, 18 décembre, 6 h. 32 soir.
Après la fusillade, nous pûmes visiter le champ de bataille. Les murs des maisons qui font face au pignon est de l'hôtel du Phare portent les traces des balles des gendarmes. La chaux gît sur la route. Les balles ont écorché les murs. L'une d'elles, en ricochant, est allée se loger dans la blouse de René Dréau, pêcheur. Heureux qu'elle n'avait plus de force.

La fenêtre de Carval fut traversée par une autre balle. Celle-ci alla ricocher sur la cheminée, et on la retrouva, ce matin, en faisant le lit du pauvre vieux.

A l'hôtel du Phare, le mur qui donne sur la prairie est criblé de plombs.

Un coup, dirigé sur l'écurie, perça de nombreux trous les vitres de l'imposte, qui s'incrustèrent dans les montants en bois.

C'est miracle qu'il n'y eut pas plus de victimes, d'un camp comme de l'autre. Il a fallu le sang-froid des gendarmes pour atteindre ce résultat.

Comme nous l'avons dit hier, des renforts arrivèrent après la bataille.

Penmarc'h, 18 décembre, 7 h. soir.
La situation de Le Cléac'h reste stationnaire. À certain moment, il a des syncopes, et, à d'autres, il se prétend mieux.

Comme je lui demandais qu'elle sensation il ressentait lorsqu'il fut atteint, il me répondit : « Presque rien, un petit froid dans les boyaux ». Il a déclaré aux personnes qui le soignaient qu'il regrettait ce qu'il a fait.

Il fait preuve de courage, souffre sans se plaindre.

La population est encore énervée de la scène d'hier

On discute ferme. On prend parti pour Le Cléac'h, et nous croyons qu'il sera malheureusement difficile de faire disparaître la fable du coup de fusil tiré par derrière.

A six heures, les gendarmes de Pont-Croix et Fouesnant regagnent leur casernement. Il reste ici quatre gendarmes et le maréchal des logis.

Le gendarme Marc est resté à l'hôtel du Phare jusqu'au départ du parquet. Sa femme, inquiète, malgré les télégrammes rassurants qu'elle avait reçus, veut voir son mari.

Penmarc'h, 18 décembre, 7 h. 25 soir.
L'état du gendarme Marc reste stationnaire. Le docteur Colin a reconduit le brave gendarme dans sa voiture fermée, à Pont-l'Abbé. Il est fort possible qu'on ne puisse extraire les plombs.

Penmarc'h, 18 décembre, 7 h. 50 soir.
Vers dix heures arrivent des gendarmes de Concarneau et de Douarnenez.

Ce matin nous eûmes un détachement des brigades de Fouesnant et Pont-Croix.

La voiture du parquet était signalée vers 10 heures 1/2.

S'y trouvaient : MM. Pierre Cahour, substitut du procureur de la République ; Daudu, juge d'instruction ; Colin, médecin légiste, et l'interprète juré.

Après avoir reçu la déposition du chef de brigade, les membres du parquet firent reconstituer, avec les gendarmes, la scène de la fusillade d'hier. Ils se rendirent ensuite chez Le Cléac'h et l'interrogèrent. Le docteur pansa sa blessure, et commit un docteur pour venir donner les soins réclamés par l'état du blessé, qui n'est pas transportable.

Ils entendirent ensuite les diverses dépositions des témoins. L'exode des gendarmes commença, et le parquet quitta Eckmühl vers deux heures.

Quimper, 18 décembre.

Aujourd'hui, le parquet de Quimper, accompagné du docteur Colin, médecin-légiste, s'est transporté à Saint-Pierre dans la matinée.

Contrairement à ce qui aurait été dit par un conseiller municipal, aucun civil n'a tiré. Un cycliste du pays, dont nous n'avons pas pu connaître le nom, est entré dans la maison Le Floch, près de laquelle était Le Cléac'h quand les coups de feu ont été tirés.

Il avait été dit que ce pouvait être celui-ci qui avait tiré, mais le fait est démenti par Mme Le Floch.

Vers trois heures, cet après-midi, Le Cléac'h, interrogé, reconnut avoir voulu attenter à la vie de Le Pape, avec qui il avait perdu un procès, et porté des coups de couteau à Le Rhun parce qu'il s'était interposé.

Il reconnaît également avoir tiré sur les gendarmes, mais ceux-ci, dit-il, avaient tiré d'abord.

L'état du blessé est très grave. La péritonite s'est déclarée.

Les gendarmes suffisent pour le surveiller.

Vingt-six cartouches ont été saisies sur 40 confectionnées par Le Cléac'h, On ne sait pas s'il a tiré le reste.

Journal «La dépêche de Brest» du 20 décembre 1905

Un nouveau fort Chabrol à Penmarc'h
(Par télégramme spécial)

Une visite chez Le Cléac'h


Penmarch, 19 décembre, 7 h. soir.

Nous sortons de chez Le Cléac'h.

La maisonnette, basse d'étage, comprend deux pièces, dont l'une sert de cuisine et de crèche où sont logés une vache, un veau et un cheval. Il faut même que celui-ci ait de la bonne volonté pour qu'on l'y puisse entrer.

L'autre appartement sert de chambre à coucher. Elle est meublée de deux lits clos, d'une table placée, à la mode du pays, devant la fenêtre. Un vaisselier se trouve dans un coin, l'armoire dans un autre ; une horloge bretonne est encastrée entre le lit du blessé et son armoire. C'est près de cette armoire que Le Cléac'h avait caché son fusil, son poignard et sa hache. Le couteau fut retrouvé sur l'étagère de la cheminée, derrière les bols.

La partie comprise entre le lit clos et le plafond est tapissée de gravures représentant des épisodes dramatiques. Sur l'une on voit un blessé dans son lit ; un individu, debout, les menottes aux mains, prés d'un gendarme qui semble lui parler.

Cette gravure est placardée deux fois dans l'habitation. Serait-elle l'inspiratrice des derniers actes de Le Cléac'h ?

Le blessé repose sur son lit.

La nuit a été mauvaise pour lui, mais, ce matin, il se sent mieux. Il a même de l'appétit.

Les parents qui le soignent, lui préparent un bol de soupe.

Le malade commence à manger, lorsqu'une dame, bien connue dans le pays pour sa bonté et sa charité, arrive le voir.

— Eh bien ! comment allez-vous, mon pauvre Le Cléac'h ?

— Pas trop, répond-il.

— Vous avez faim ?

— Oui.

— Laissez cette soupe, qui ne pourrait que vous faire du mal. Je vais vous faire porter du bouillon et du bon vin, que vous prendrez avec de l'eau. Prenez courage, Thomas., vous guérirez.

En quittant la maison, elle laissa son aumône.

Penmarch, 19 décembre, 8 h. du soir.

Le docteur Guével, de Pont-l'Abbé, mandaté par le parquet, vient de panser Le Cléac'h.

Il nous déclare que la péritonite gagne et que la vie de Le Cléac'h n'est plus qu'une question de temps.

Le blessé parle et s'entretient raisonnablement avec les personnes qui l'approchent.

En quittant la ferme de Le Créac'h, nous causons avec un groupe de pêcheurs. Pour eux c'est toujours un civil qui a tiré sur le malheureux.

Pour confirmer leur dire, ils déclarent que le Civil est entré dans la maison de Jacques Floch. Celui-ci étant absent, et sa femme étant réfugiée au grenier, le civil aurait décloué un morceau de toile à voile, qui servait de vitre, Il aurait tiré dêux coups de feu très rapidement ; il aurait relevé la toile et il se serait enfui immédiatement, en bicyclette.

Comme je leur faisais remarquer l'impossibilité de cette version, puisque l'individu, placé face aux gendarmes — Le Cléac'h étant au milieu — se serait exposé lui-même aux coups de feu, les balles de revolvers ou de carabines étant plus meurtrières que les grains de plomb, il me fut répondu : « Thomas a été atteint par derrière ; le docteur Colin, médecin-légiste, l'a déclaré. »

Ce qui est vrai. Donc, on a tiré derrière lui.

Quoi qu'il en soit, les gendarmes ont couru un véritable danger.

En brossant ses effets, le maréchal des logis trouva le fond de son képi plein de plâtre, et le gendarme Le Pape s'aperçut que son képi avait été traversé par un grain de plomb.

Des trente gendarmes arrivés hier à Penmarch, après la bataille, il n'en reste que cinq.

L'état du gendarme Marc est aussi satisfaisant que possible. 
 

Journal «La dépêche de Brest» du 21 décembre 1905

Épilogue du drame de Penmarch

Mort de Le Cléac'h


Penmarch, 20 décembre.

Le Cléac'h est décédé ce matin.

Il souffrait tellement qu'il lui était impossible de rester dans son lit.

Le parquet arrivera demain matin pour faire pratiquer l'autopsie du cadavre, qui établira si réellement Le Cléach a été frappé d'un coup de feu tiré par derrière. La population redevient calme.
  

Journal «La dépêche de Brest» du 22 décembre 1905

Après le drame de Penmarc'h

Autopsie du corps de Le Cléac'h.
Aucun coup de feu ne fut tiré par derrière

Penmarch, 21 décembre.

Ce matin, le parquet est arrivé, à neuf heures, en voiture, venant de Quimper.

Le docteur Colin, médecin-légiste, a fait l'autopsie du cadavre de Le Cléac'h.

Le parquet, à propos de l'accusation portée contre M. X..., a entendu maintes dépositions des habitants du pays et des témoins du drame.

Le parquet a encore fait reconstituer la scène de la fusillade de dimanche.

Le principal accusateur du civil, qui aurait tiré un coup de feu par derrière, a été entendu plusieurs fois, avant et après l'autopsie.

D'après les dépositions faites, nous sommes autorisés à déclarer que le coup de feu tiré par derrière par M. X... est un fait complètement faux.  


Le vrai «Fort Chabrol»

Pour l'anecdote et pour les plus curieux d'entre vous, voici l'histoire très résumée du Fort Chabrol.
 

Fort Chabrol désigne l'épisode rocambolesque qui se déroula du 12 août au 20 septembre 1899. Jules Guérin, Président de la Ligue antisémitique et directeur du journal hebdomadaire L'Antijuif, se retranche au « Grand Occident de France », 51 rue de Chabrol, refusant d'obtempérer au mandat d'amener lancé contre lui. 

Une partie de la population le soutient, l'encourage et le ravitaille. Ainsi l
e siège dura 38 jours ! 

Depuis lors, lorsqu'un individu se retranche dans un local ou une habitation assiégé par les forces de l'ordre, la situation est qualifiée de Fort Chabrol...

Si l'épilogue de ce fait d'hiver fut la mort pour Thomas Le Cléac'h, Guérin écopa, lui, de 10 années de prison.

Pour plus d'informations sur le Fort Chabrol parisien, https://fr.wikipedia.org/wiki/Fort_Chabrol