1902 à 1907 - LA MISÈRE À PENMARC'H (suite et fin)
Causes et Évènements

La misère en Bretagne et particulièrement sur la côte Finistérienne a pour incontestable origine la disparition momentannée de la sardine de rogue en 1902. Cette disparition a été largement commantée dans les pages précédentes mais elle ne suffit pas, à elle seule, à expliquer cette crise.

Ce qui aurait pu être une péripétie économique est devenu une tragédie à dimension humaine en partie provoquée par le comportement des hommes.

Un article de l'Illustration (n° 3110 du 4 octobre 1902) alerte ses lecteurs sur cette crise sardinière qui se profile. Elle suscite l'intérêt des Français et plus particulièrement des Parisiens dans une période alors pauvre en actualité intéressante après des élections agitées : l'activisme des catholiques associés aux conservateurs, n'ont pas empêché l'élection triomphale des radicaux-socialistes alliés aux socialistes de Jaurès, lors des élections de Juin 1902. Émile Combes, radical-socialiste et fortement anti-clérical devient président du Conseil et représentant de la "Gauche Démocratique et Progressiste".

Pour les catholique la défaite est amère, inacceptable, et le combat continue contre cette "peste rouge laïque". Pour les religieux, la disparition des sardines en Bretagne est un châtiment de Dieu envers les pêcheurs qui quittent Dieu et ses églises pour les mirages socialistes et laïques.
Les catholiques et leurs alliés conservateurs ne manquent pas de répéter aux marins que quand "le gouvernement a expulsé les filles du Saint Esprit de vos villages, la sardine a déserté vos filets".

Pour les socialistes, cette crise est le résultat de l'attitude des conserveurs (et conservateurs) à l'égard des pêcheurs et des usinières qu'ils paient mal et des marchands de rogue qui exploitent le marin.

Chacun des protagonistes politiques saisit l'opportunité de cette crise pour montrer son dévouement à la cause populaire et mise sur un retour sur investissement lors des prochaines élections.

"Quand à vous, pêcheurs de la côte, qui avez été si généreusement secourus, vous vous souviendrez de vos bienfaiteurs et vous prierez pour eux et vous ne faillirez point à vos patriotiques et religieuses traditions."
(Lettre pastorale de Mgr Dubillard, Quimper Fév. 1903)

La IIIème République veut montrer son aptitude à gérer la crise au sein de son modèle économique socialiste. Le gouvernement prend donc des mesures afin de répondre aux sollicitations des députés Finistériens, Georges Le Bail (Gauche Radicale) et Louis Hémon (Républicain) qui enfoncent le clou et des conseils municipaux des ports, particulièrement ceux des ports de Douarnenez, Audierne, Guilvinec, Loctudy, Concarneau.

Le 16 Janvier 1903, le représentant du gouvernement débarque en Sud-Finistère en la personne de M. Louis Tissier, directeur honoraire du cabinet du Ministre de la Marine, Radical Socialiste et ancien journaliste, Camille Pelletan.

Georges Le Bail 1857-1937

Louis Hémon 1844-1914

Louis Tissier 1866-1943

Il confirme au gouvernement la misère annoncée par le Journal l'Illustration.

Après seulement une semaine, le gouvernement débloque une aide d'urgence d'un montant de 500.000 Francs.

Les prémisses de la remise en cause du concordat de 1813 par ce nouveau gouvernement, obligent les Catholiques et leurs alliés conservateurs à un sursaut afin de démontrer leur influence politique et sociétale. La crise de la sardine tombe à point. Les catholiques, à travers leurs congrégations telles les Filles de la Sagesse, les Filles du Saint Esprit, bien implantées dans les ports de Bretagne, réagissent rapidement à leur tour : Les catholiques veulent démontrer l'utilité d'associations diocésaines restant sous la tutelle religieuse, hors tutelle de l'État et prouver leur efficacité dans le maillage social : partout où il y a misère et pauvreté, il y a et il y aura compassion et aide de la part des organismes religieux (catholiques).
Les catholiques et leurs alliés conservateurs ne manquent pas de répéter aux marins que quand "le gouvernement a expulsé les filles du Saint Esprit et de la Sagesse1 de vos villages, la sardine a déserté vos filets".

(1) Les filles de la Sagesse de Penmarc'h ont été expulsées du Pennity en Août 1903.

Socialistes triomphants et conservateurs revanchards s'opposent donc et se servent de la crise sardinière pour se valoriser en prenant les pêcheurs, les ouvriers et ouvrières sardiniers "en otages". C'est à savoir, des blancs ou des rouges, ceux qui en feront le plus. A travers leurs journaux partisans, les Français prennent parti pour les miséreux ou pour les conservateurs.

Quant aux marins, ils attendent avec confiance, des aides de l'État providence.

La chambre est est le témoin de joutes oratoires qui en disent long sur les clivages politiques de l'époque. 

Une de ces joutes est rapportée par le journal républicain socialiste l'Aurore :

L'Aurore du 20 Janvier 1903 :

LA CHAMBRE


Pour les pêcheurs bretons.€” - Le budget de 1903. - Rentrée de M. Deschanel. -€” Réplique de M. Francis de Pressensé.

Cette séance ne relèvera point le prestige abaissé des centriers et de la droite. Elle a débuté par un battage de réclame catholique sur les ventres vides des sardiniers de Bretagne. Elle a continué par un discours de ralliement de toutes les haines cléricales, monarchistes, militaristes, nationalistes, capitalistes contre la majorité républicaine.

Le discoureur fut M, Paul Deschanel, et vraisemblablement, l'autre Paul Faut-que-j'arrive a dû être fort ennuyé. Le moyen maintenant, pour le Tonkinois Doumer, de critiquer la politique des radicaux ? Tous ses effets oratoires lui ont été gâtés d'avance par les exagérations à la fois grandiloquenles et fielleuses du président de l'ancienne Chambre.

Obligé, à présent, d’emboîter le pas à Deschanel et d'aller jusqu'à droite avec lui. Même s'il était résolu de s'arrêter à mi-chemin, dans le milieu du marais central, il ne serait toujours qu'un suivant, au lieu d'être un chef. Il va lui falloir, le malheureux, rester à gauche et attendre une autre occasion de ré-embrasser Méline.

Secourons les pêcheurs de sardines

M. Lasies demande un secours immédiat de 500.000 francs pour les populations bretonnes.

De quoi se mêle ce député du Gers ? M. Le Bail, député de Quimper, se précipite à la tribune pour rappeler qu'il a, lui, demandé 2 millions, il y a six semaines.

M. Doumer, président de la commission du budget, se précipite à son tour. Il ne combat pas, non, certes, les demandes faites mais, pour la bonne règle, il conviendrait d'abord, de les renvoyer à l'examen de la commission.

M. Rouvier, ministre des finances, déclare, en y mettant toute l'émotion dont est capable, que le gouvernement n'a pas attendu jusqu'à aujourd'hui pour se préoccuper de soulager la misère des pécheurs bretons. Mais la demande de crédit qui est fait doit être, avant tout examinée par la commission du budget.

—€” Soit, dit M. Losies mais qu'on fasse vite.

—€” Il faut créer des ressources sans davantage attendre, dit M. Le Bail

— Des ressources ! s'écrie le malin abbé Gayraud. Il y en a d'immédiatement disponibles. J'ai écrit, hier, au président du conseil, qu'il pouvait distribuer, dès à présent, "le montant des traitements qu'on a supprimés aux prêtres de Bretagne parce qu'ils ont prêché en Langue bretonne". Applaudissements à droite.

— Il n'y a, crie M. Colliard, qu'à prendre l'argent sur le budget des cultes.

M. Rouvier prend la peine d'expliquer à l'abbé farceur que sa proposition est inacceptable.

— M Lasies dépose un projet de résolution incitant ses collègues à décider une retenue de 5 % sur leur indemnité du mois de janvier.

— Il est douloureux, dit M. Albert Poulain,. de voir la passion politique exploiter tes misères du peuple.

— Je n'ai pas, proteste M. Gayraud, mèlé la politique à la misère bretonne.

— Votre proposition fantaisiste, réplique M. Poulain, n'avait pas d'autre but.

— Que les catholiques, dit M, Chandioux, prennent sur le denier de Saint-Pierre.

— Le denier de Saint-Pierre nous regarde ; ce n'est pas vous qui le versez, dit l'abbé Gaynaud.

— L'Etat, ayant trois milliards, dit M. Massabuau, peut venir en aide aux populations sinistrées.

— Au lieu de prendre 5 % sur l'indemnité parlementaire, comme le propose M. Lasies, dit M. Paul Constans, que Ton prélève 10 % de la fortune personnelle des membres du Parlement.

Finalement, M. Rouvier fait cette déclaration : "L'exercice 1902 n'étant pas encore clos, si la cause du désastre ressort de cet exercice, le gouvernement apportera dès demain un projet de crédit supplémentaire".

— / —

ALBERT GOULLÉ

Ces débats polémiques montrent bien que la crise sardinière Bretonne devient prétexte à affrontements politico-religieux...

Chacun des acteurs trouve son intérêt dans l'exagération et la dramatisation des faits décrits et présentés de façon misérabiliste. La mayonnaise politique, journalistique, religieuse et populaire commence à prendre. 

Comme le dit Léon de Seilhac dans son ouvrage "La pêche de la Sardine" :
"Pour obtenir des souscriptions, on eut recours aux peintures les plus noires de la misère Bretonne, et ces exagérations furent telles que je trouvais des Bretons ironiques disant qu'ils avaient appris la famine Bretonne par les journaux de Paris."

Mais le fait est que ça marche. Les dons affluent pour soulager la misère des marins Bretons et de leurs familles...
Les journaux collectent des fonds partout en France, surtout à Paris et dans les grandes villes. Les grands de ce monde, tel le Tsar Nicolas II, La famille de Rothshilds,... ou des artistes comme Sarah Bernard, amoureuse de la Bretagne, mettent la main à la poche.

Deux commités de secours sont créés :

Le Comité Officiel (de la République) est créé le 9 Janvier 1903. Il gère les fonds levés par le Gouvernement. James Marie Antoine Monjarret de Kerjegu (1846-1908), député Républicain de Quimperlé et président du Conseil général, est nommé président. Georges Auguste Le Bail (1857-1937), député de l'Union Démocrate et Emile de Lécluse-Trévoëdal (1838-1910), maire d'Audierne sont nommés vice-présidents. L'Amiral Germain Albert Roustan (1842-1903), préfet maritime de Brest et Henri Collignon (1856-1915), préfet du Finistère sont nommés présidents d'honneur. Dans "les statuts" du commité sont précisés que les décisions du dit commité ne seront pas dictées par la politique mais dictées par la necessité de venir en aide aux familles des marins, ouvriers et artisannes des usines. Les aides sont réparties par les officiels de la République (Mairies, Préfectures Maritimes, Syndics des Gens de Mer, etc...) : Ce qui n'est pas sans poser problème, quand les maires s'affrontent pour bénéficier d'un maximum de subventions...


James Monjarret de Kerjegu

Amiral Roustan

Henri Collignon

Le Commité Diocésain (Catholique) est créé par l'évêque de Quimper, Mgr François Virgile Dubillard. Pour la petite histoire, ce second commité fut créé à la suite de la première réunion du commité Officiel, auquel aucun membre de l'église n'avait été invité : un affront qui arrive au bon moment pour l'évêque et lui permet alors de se distinguer tout en évitant toute compromission avec le commité "rouge"... Le Commité Diocésain est alimenté financièrement par les journaux nationaux et locaux, proches des catholiques et des partis conservateurs et est soutenu par les Papes Léon XIII puis Pie X. Les aides sont réparties par les membres du clergé (Prêtres, recteurs, etc...) et les religieuses.

Monseigneur François Dubillard

Même si certains journaux diffusent à la une de leur journal, une autre parole... sous une forme plus légère. La légèreté autorise bien des outrances :

L'aurore du 20 Janvier 1903, encore :

CONTES ACTUELS

LA SARDINE

Mme Bouillaud en laissait refroidir son café dans la tasse ! Et, malgré les avertissements réitérés de son mari, poursuivait avec avidité sa lecture. Quel roman feuilleton, compliqué d'assassinats, de vols, de viols, de rapts d'enfants et d'autres sinistres plaisanteries, pouvait ainsi captiver son attention ? La physionomie naturellement douce de Mme Bouillaud se contractait avec amertume. On devinait qu'elle était prise aux entrailles et faisait effort pour retenir ses larmes. Elle laissa retomber sur ses genoux le journal qu'elle tenait à deux mains et soupira, consternée. :

— C'est effrayant !

—€” Quoi ? Qu'est-ce qui est effrayant ? demanda en souriant son mari.

— La misère en Bretagne ! Cent mille personnes meurent de faim ! Les gens en sont réduits à mendier leur pain ou a aller dans les champs arracher les racines qu'ils dévorent !

— Oui, fit M. Bouillaud, retirant la pipe de sa bouche, la sardine n'a pas donné, l'an dernier. Dame, les sardines commencent à trouver qu'il n'y a rien de drôle à être capturées en masse et mises dans des boites en fer blanc. Je comprends assez ça, à leur place je ferais comme elles et m'en irais bien loin des côtes de Bretagne.

— Voilà toutes les réflexions que vous inspire la détresse épouvantable de cette honnête population d'humbles travailleurs !

— Permets : si je me plais à constater l'intelligence de ces petits poissons, dont je regrette de ne pas connaître la tête ; je n'admire pas moins la sérénité des Bas Bretons qui, après les avoir exterminés, attendent, en crevant de faim, qu'ils reviennent, ainsi que la résignation de cette race de pécheurs menacée d'extinction, si la sardine ne reparaît pas !

— Que peuvent-ils donc faire de plus, ces malheureux I

— Quand j'étais dans !e commerce, est-ce que j'attendais le passage de la sardine, moi ! Eux, s'en remettent à la Providence. "Aux petits des Bretons, Dieu donne la Sardine !" Seulement cette année, Dieu n'a pas marché — probablement à cause de l'expulsion des bonnes sœurs —€” et la Providence a fait faillite.

— Taisez-vous, impie ! Si vous aviez lu l'appel déchirant qu'ils adressent aux pouvoirs publics, vous n'auriez pas le triste courage de plaisanter.

— Et oui, parbleu, ils s'adressent à la seconde providence, à l’État, au diable ! Après les vignerons du Midi, les mineurs du Nord et les sinistrés de tous les départements, les pécheurs de l'Ouest ; la province abuse. Mais, sapristi de sapristi, en dehors de ces honorables corporations, il ne manque pas en France d'individus, tout aussi intéressants, pour qui la sardine n'a pas donné l'an dernier ! Il y en a des milliers et des milliers. S'il fallait que l’État les tirât tous d'affaire, je me demande à combien de milliards s'élèverait le budget t

— Mais leur appel s'adresse également à toi, à moi, à tout le monde. Ces pauvres gens crient au secours, nous devons leur venir en aide.

— Sans aller si loin, tu en trouveras des tas dans l'enceinte des fortifications, qui ont faim et attendent que l'on s'occupe d'eux. Seulement, ceux-là sont de pauvres bougres qui vont manger les résidus de gamelles aux portes des casernes et coucher dans les asiles de nuit, on ne les regarde pas. Ils n'ont pas la misère sympathique. Ils ne sont ni pittoresques ni décoratifs, ils n'habitent pas un pays exalté par le romantisme des artistes, le snobisme des touristes et le culte des bien-pensants ; ils ne fournissent pas aux journaux de la belle copie illustrée avec interviews couleur locale, tout imprégnées de sel marin et fleurant l'âcre parfum des sardinières.

—€” La misère des uns n'exclut pas celle des autres.

— Non certes, mais je ne suis pas inquiet sur le sort de nos Bas-Bretons. Tu penses bien que tous ceux qui vont l'été se tremper et se retremper sur leurs plages, tiendront à honneur de les secourir : que les peintres, les hommes de lettres et tous les bretonisants s'empresseront de faire des collectes, et que les congrégations profiteront de cette occasion admirable pour prouver leur reconnaissance à leurs derniers défenseurs.

Mme Bouillaud eut un hochement de tête indiquant un vague doute. Son mari s'en étonna.

— Tu ne crois pas ?

—€” Si, si ; mais, ce n'est pas une raison pour que nous ne fassions pas quelque chose pour eux. Songe que ces gens-là ont des quantités d'enfants. Tiens I je vois sur le journal : en voilà un qui en a dix, un autre neuf, celui-là douze. Hein ! douze enfants, crois-tu ! Nous qui n'en avons eu qu'un, et qui trouvions encore que c'était trop !

—€” Notre vie n'est pas celle des pêcheurs de la côte.

— Heureusement I

—€” El puis, on n'a pas douze enfants ; c'est d'une imprévoyance sans nom ! Si nous n'avions pas été prévoyants, nous serions comme eux. Ce sont des hommes du passé, sans révolte contre le présent, sans souci pour l'avenir, qui vivent au jour le jour, tels les oiseaux ! On leur apprend, depuis des siècles ; a bien mourir, que ne leur a-t-on, avant, appris à bien vivre !

—€” Tout cela est fort joli, mais en attendant parents et enfants meurent de faim, et tu ne vas pas prétendre, j'imagine, que ce soit la faute de ces derniers ?

M. Bouillaud se remit à tirer vivement de sa pipe qui s'éteignait, quelques bouffées de fumée, qu'il lança majestueusement au plafond, en homme satisfait de sa dialectique, mais qui cherche encore de nouveaux arguments pour confondre, son adversaire. Il crut les avoir trouvés.

— D'ailleurs, dit-il, que penser de Français qui ne veulent pas parler notre langue et s'obstinent à conserver un baragouin barbare, que personne ne comprend ? Leur entêtement et leur orgueil —€” l'un, du reste, ne va pas sans l'autre — les obligent à se séparer de nous, à s'isoler, à fuir nos idées et nos mœurs ; ils en voient, aujourd'hui, les conséquences ; comme tu dis, ils meurent de faim !

—€” Et ce n'est pas avec de belles paroles comme les tiennes, qu'on leur garnira l'estomac I

—€” Ce sont tous des fanatiques, des alcooliques, des...

— Et toi, tu n'es qu'un égoïste I

— Bien I très bien ! du moment qu'on m'insulte je ne discute plus.

Et M. Bouillaud, boutonnant son vêtement d'intérieur, comme pour se draper dans sa dignité, se rapprocha du feu. Madame alla fébrilement reporter les tasses à la cuisine, puis revint, prit à nouveau le journal et s'assit, tournant le dos à son mari. Elle relut l'article qui lui avait causé une si vive émotion, en le ponctuant de soupirs et de : "Ah ! mon Dieu, c'est-il possible !" Monsieur songeait. Il taquinait avec insistance la braise. Le dernier mot prononcé par sa femme lui restait sur le cœur. Un égoïste, lui ! Si l'on pouvait dire ! Lui ! qui ne demandait qu'une chose, c'est que tout le monde fut comme lui !... Non, les femmes étaient par trop injustes !

Madame, la première, rompit le silence.

—€” Puisqu'il en est ainsi, déclara-t-elle à son mari, je retrancherai sur le ménage et j'enverrai mon obole aux pauvres de Bretagne ! Tu ne me demanderas plus ni café, ni liqueur, ni dessert ; plus de petits plats, que tu aimes tant ; du bœuf et du ragoût ! On vit avec ça I Les Bretons n'en ont pas tant ! Notre superflu sera pour eux le nécessaire et je les secourrai sur mes économies, puisque toi, tu ne veux rien donner à la souscription !

— Mais, s'écria vivement M Bouillaud, je n'ai jamais dit cela !

— Comment ?

—€” J'ai dit qu'ils avaient été imprévoyants, qu'ils étaient arriérés ; je n'ai pas dit que je ne voulusse pas aller à leur secours. Au contraire, je sais trop bien qu'ils ne sont pas tout à fait responsables de ce qui leur arrive.

—€” Alors, tu souscriras ?

—€” Certainement. Seulement, je ne suis pas de ces gens qui, comme toi, s'attendrissent et font le bien par sensiblerie ou par devoir, moi, j'agis par solidarité et en connaissance de cause. Je donne de bons conseils et du bon argent.

—€” Donne leur l'argent, d'abord.

—€” Oui. mais il faut qu'ils sachent, qu'à l'avenir, ils doivent compter davantage sur eux et un peu moins sur... la sardine.

JEAN JULLIEN.

Les syndics des gens de mer établis dans les ports, enregistrent les demandes d'aides des ouvriers fer-blantiers et des marins pêcheurs, ces derniers se rendant au bureau le plus discrètement possible et en rasant les murs... Le marin a sa fierté, et même si tout le monde est logé à la même enseigne, on évite d'en parler ou de se rencontrer chez M. le Syndic ! Alors que les honnêtes gens ont honte d'aller demander des secours, certains n'hésitent pas à gonfler leurs effectifs familiaux ou à se déclarer indigent alors qu'ils ne le sont pas.

Partout sur la côte, des soupes populaires sont créées, par les associations diocésaines, par certaines mairies et quelques conserveurs, inquiétés par la détresse manifestée par leurs sardinières, leurs ouvriers et leurs familles. Selon le recteur François‐Marie Le Coz, environ 720 familles Penmarchaises sont touchées par la misère. 

Des particuliers de Penmarc'h mettent à disposition leurs fourneaux. Ces six fourneaux "économiques" sont financés par les dons et les subventions. Plus d'un m3 de bouillon est ainsi cuisiné journalièrement puis distribué aux indigents. 

Comme au Pennity de Penmarc'h, ancien presbytère où logeaient depuis 1877 la congrégation des Filles de la Sagesse qui y tiennent une école religieuse. Elles et y distribuent les secours et des soupes pendant la misère.

Distribution des secours par les Filles de la Sagesse au Pennety en Penmarc'h 

Comme aussi à l'usine Fröchen de Saint Guénolé ou à l'usine Saupiquet de Kérity, où Angèle Saint Donat, femme du gérant, distribue la soupe aux ouvrières.

Distribution de soupe à l'usine Saupiquet de Kérity


Le marin n'a que faire de la soupe : Il n'a besoin que de pain pour aller en mer où il mange la cotriade cuisinée à bord, base de son alimentation. Quelques pêcheurs s'en prennent aux boulangers qui ne veulent ni ne peuvent plus leur faire crédit. Les menaces ne sont pas vraiment suivies d'actes...


Car à Penmarc'h aussi on a faim. À la grève, entre Kérity et Saint Guénolé, il n'y a plus un être vivant : Berniques et ormeaux, crevettes, toutes sortes de crabes, de coquillages et bigorneaux, lonteks, pichoù glas et autres poissons, plus rien. Tout a fini dans des ventres affamés.

On dit même qu'à Penmarc'h, les gens mangent alors du goémon. Réalité ou exagération journalistique ?

Les paysans et marin-paysans, tous ceux qui ont un jardin, un champs, quelques animaux dans la crèche, s'en sortent mieux.

La situation des ouvrières sardinières est moins enviable, car mal payées au 1.000 de sardines traitées : dans leur grande majorité, les conserveurs sont des patrons intransigeants, pingres (capitalistes...) et deviennent la cause des rancœurs des marins, des ouvriers et ouvrières d'usine, des partis Progressistes...

Pourtant, pour les conserveurs, cet épisode n'est qu'un aléa, un risque connu. D'autant plus que les campagnes précédentes leur ont permis de faire des stocks, encore au plus hauts en ce début 1903. Ils en appellent à la confiance en la providence et attendent les résultats d'une future enquête promise par le gouvernement : Partisans du moindre effort, ils laissent l'initiative au gouvernement qu'ils détestent. 

Tous les prétextes étant bons, les conserveurs en profitent pour demander au gouvernement une liberté totale de pêche, afin de se ménager des débouchés palliatifs et rémunérateurs en cas de crise sardinière : Le conserveur pense à la diversification dans ses approvisionnements.

Pour les pêcheurs, si le tonnage pêché en 1901 (env. 39.000 t) est divisé par presque cinq en 1902 (env. 8.300 t), le prix de la sardine au kilogramme est multiplié, lui, par presque deux et demi en 1902 : Cette augmentation atténue la baisse de revenus qui chutent à la moitié alors que le tonnage pêché a été, lui, divisé cinq !

Pis, le coût de la boëte augmente, à plus de 100 Fr le baril de rogue de Bergen, diminuant encore les maigres revenus.

Pourquoi une venue si soudaine de la précarité ? 

Vivant au jour le jour et dans l’insouciance du lendemain, les pêcheurs et ouvriers des usines n'ont pas su épargner au temps des "vaches grâces" en vue d'hypothétiques temps difficiles qui n'ont pas manqué d'arriver. Pêcheurs et ouvriers misent plus sur la confiance en Dieu et l'espérance de jours meilleurs que sur la Caisse d'Épargne.


Ainsi en attestent pendant les années 1902-1903 les noms de baptême de plusieurs de leurs bateaux : Volonté de Dieu (Q2121), Dieu sauve les pêcheurs (Q2131), Bonne espérance (Q2199), Espérance de Dieu (Q2333), Espérance en l'avenir (Q2375), etc...

Pourtant, en cette année 1902, Dieu les a abandonné !

Heureusement, les femmes, seules à la maison à supporter les plaintes de leurs enfants aux ventres vides, ont fait de leur mieux pour épargner le pauvre fruit de leur travail à l'usine et les maîgres ressources ramenées à la maison par leurs hommes. Mais le petit précule mis de côté ne dure qu'un temps.

Malgré cet aléa, les pêcheurs ne remettent pas en question leur mode de pêche. Fatalistes et passifs, en même temps qu'ils ont oublié le chemin de l'Église, ils ont oublié un des ses préceptes : Aide toi et le ciel t'aidera.
Toutes leurs perspectives de réussite sont basées sur une bonne saison de sardines. Que-de-la-sar-di-ne. Alternativement, du maquereau de dérive essentiellement. Sinon, quid des autres pêches ? Rien de sérieux, ou presque, car il est difficile de remettre en question un mode de pêche que pratiquait leurs pères et auquel ils sont habitués. Contrairement aux conserveurs réclamant une diversification de leur ressource, le marin ne pense ou n'ose pas penser à la diversification de ses apports aux conserveurs. Alors mieux vaut, pour la majorité, une pêche connue mais aléatoire qu'une pêche novatrice où les pionniers allant vers l'inconnu se casseraient les dents...

Le Gouvernement agit en mandatant un rapporteur sur la crise sardinière en Bretagne, Eugène Georges Canu, maire et armateur à Boulogne-sur-Mer, vice-président de l'Office technique et scientifique des pêches maritimes, membre du conseil consultatif des pêches maritimes pour le Ministère de la Marine. L'enquête "attendue" par les conserveurs est engagée...


OUEST ÉCLAIR du 3 Juillet 1903 

Pêche maritime.

LA CRISE SARDINIERE

Adoption du rapport de M. Canu par le conseil consultatif des pêches.


Paris, 2 juillet. Nous avons dit hier que le comité consultatif des pèches maritimes, réuni au ministère de la marine sous la présidence de M. Gerville-Réache, député, avait adopté les conclusions du rapport de M. Canu sur la crise sardinière. Ces conclusions sont les suivantes :

De même qu'en 1886, la pénurie de sardines sur les côtes de Bretagne a causé en 1902 une crise sardinière intense.

La valeur du produit des pêches de sardines qui était de 7,155.696 fr. en 1886 s'est abaissé à 6,875,297 fr. en 1902, d'après les relevés officiels.

Les rendements de la pêche de la sardine sont aussi irréguliers et aussi incertains qu'ils l'étaient auparavant et l'industrie des conserves de sardines, combattue par une concurrence étrangère très puissante, ne trouve point dans les années de disette les prix élevés qui pourraient contrebalancer les lourdes charges résultant pour tous du chômage. Cette situation provoque, en 1903, la question soumise au comité des pêches dans des conditions économiques analogues à celles qui ont motivé l'important rapport général sur la pêche de la sardine que son président M. Gerville-Réache, élaborait en 1887. Il convient donc de reprendre dans ce rapport les propositions antérieures, pour les compléter et les amender s'il y a lieu.

Les mêmes raisons subsistent, à notre avis pour maintenir la plupart des conclusions du comité en 1887 (Réglementation utile. Capture autorisée des sardines-mères, avec d'autres considérants.)

Appuis nécessaires donnés à l'industrie sardinière. Détaxe des sels employés à la salaison des sardines. Mais pour venir en aide aux pêcheurs, il y a lieu d'ajouter à ces mesures les nouvelles propositions ci-après énumérées

l' Détaxe douanière ou dégrèvement partiel des cordages, lignes, fils et filets, engins et matériel de pêche, afin d'alléger les dépenses d'armement, d'équipement et d'avaries pour la pêche.

2' Mesures favorables prendre pour la fabrication des rogues de poissons divers à bord des bateaux français de petite pêche et dans les ateliers de salaisons (délivrance de sel détaxé, prime de fabrication, etc.)

3' protection douanière plus complète des homards et langoustes et des conserves de poissons, à l'instar du récent exemple de l'Allemagne.

4' Détaxe douanière ou dégrèvement partiel des fers blancs usités dans la fabrication des boîtes à conserves de poison, franchise complète pour les fers noirs employés pour cette fabrication.

Perfectionnements dans la pêche de la sardine. Cette question reste en 1903, comme en 1887, très controversée dans les milieux intéressés, en raison même des oppositions d'intérêts qui sont en jeu.

L'interdiction des engins perfectionnée (sennes à coulisses, filets tournants, etc.). approuvée en 1887, édictée le 21 janvier 1888 et maintenue dans notre réglementation des pêches depuis quinze ans, n'a rien amélioré dans la situation des pécheurs de sardines. La chambre de commerce de Lorient demande le retrait de l'interdiction et un nouvel essai de ces engins.

Nous estimons qu'il y a lieu de réaliser des perfectionnements dans la pratique des pêches de la sardine. D'après nous le comité des pèches doit s'éclairer sur ce point par le moyen d'une enquête poursuivie dans les localités intéressées sous la conduite de trois de ses membres à désigner. Cette enquête porterait sur le programme suivant:

I. L'autorisation d'engins perfectionnés peut elle conduire à l'extension des lieux de pêche la sardine vers le large ?

II. L'emploi de ces engins peut-il assurer moins d'intermittences dans la capture de ce poisson, de concert avec le perfectionnement du matériel des pêcheurs (barques pontées avec moteur ?) L'emploi des filets ordinaires avec ce dernier matériel peut-il suffire ?

III Quelles sont les limites à fixer, par l'éloignement du rivage, par la profondeur des eaux, pour l'usage des nouveaux engins.

IV. Quels sont les moyens pratiques d'honorer le bénéfice de ces mesures aux pécheurs entreprenants. (Caisse de prêts mutuels, Retenues sur les produits de la pêche.)

V. Établir l'organisation d'un service d'études et d'informations techniques sur la pêche et les apparitions locales de la sardine, avec la stricte préoccupation de réaliser un service de renseignements utiles aux pêcheurs (Capture et utilisation des produits de pêche). Choisir le centre approprié pour l'installation du service et fixer la durée de son fonctionnement. (Concarneau ? de mai à novembre ?)

Les commissaires enquêteurs proposés à M. le ministre de la marine sont MM. Fabre-Doumergue, inspecteur des pèches, Henneguy, professeur au Collège de France, Canu, directeur du Laboratoire maritime de Boulogne.

D'autres entrevoient le parti qu'ils peuvent tirer de la crise sardinière de métropole... Un certain M. Émile Violard, fonctionnaire poussé par le résident général de France en Tunisie et le gouverneur général de l'Algérie, propose aux pêcheurs Bretons une "merveilleuse" et "intéressante" opportunité : émigrer en Algérie et en Tunisie. Une proposition surtout intéressante pour ces gestionnaires des colonies françaises en quête de colons industrieux.


OUEST ÉCLAIR du 16 Août 1903.

QUIMPERLÉ

Les pécheurs bretons en Algérie-Tunisie
La mission de M. Violard


L'Union Agricole et Maritime, qui, dès le début de la crise sardinière, s'est préoccupée de rechercher les moyens d'y apporter remède dans la mesure du possible, publie sous la signature de M. Louis Beaufrère un article extrêmement intéressant sur la mission de M. Violard, au sujet de l'émigration projetée des pécheurs sardiniers bretons en Algérie et Tunisie.

Nous en détachons les passages suivants :

Nous l'avons déjà dit, ces côtes (algérienne et tunisienne) sont très poissonneuses et leur produit déjà très remarquable pourrait être facilement doublé. Or, sur les 30.000 personnes qui vivent de la pèche en Tunisie seulement, il n'y à pas un seul marin français.

Le résident général de France en Tunisie, M. Pichon, et le gouverneur général de l'Algérie, M. Jonbart, comprenant l'avantage qui y aurait à introduire dans notre France d'Afrique un élément solide et laborieux qui compenserait l'envahissement inquiétant et continu de l'Algérie-Tunisie par les Italiens, les Maltais et les Espagnols, se sont concertés et ont décidé d'envoyer étudier en Bretagne les moyens les plus pratiques pour arriver à l'immigration de nos marins-pêcheurs.

C'est M. Emile Violard, un des fonctionnaires les plus distingués du service de la colonisation en Tunisie qui a été chargé de cette délicate mission. Il s'y est consacré avec un zèle et un dévouement que tous ceux qui l'ont approché ont pu constater et du 20 juillet jusqu'aujourd'hui, il a parcouru toutes non côtes, de Nantes à Morgat, entretenant de ses projets marins-pêcheurs, usiniers, maires, administrateurs de l'inscription maritime et toutes personnes pouvant l'aider dans sa tâche. 


Partout, mais surtout dans notre Finistère, il a trouvé l'accueil le plus empressé et nous sommes heureux d'en féliciter les pêcheurs, les maires, les conseillers généraux et députés des régions intéressées qui tous ont prouvé ainsi combien ils comprennent les véritables intérêts de nos populations maritimes.

Partout, à Concarneau, à Douarnenez, Audierne, etc., le délégué de l'Algérie-Tunisie a constaté le même accueil et le même empressement à faciliter l'émigration de nos pécheurs en l'entourant des meilleures chances de réussite.

C'est ainsi que M. Bonduelle a émit l'ingénieuse idée d'expédier là-bas des maisons et usines démontables avec doubles-parois laissant passer le courant d'air.

Ces maisons et usines, construites sur le modèle des maisons et usines de Bretagne, auraient pour avantages, la fraîcheur, le bon marché et la possibilité de transporter le village breton, ainsi installé sur la côte d'Afrique, vers les points les plus poissonneux du littoral. D'autre part, nos marins-pêcheur se sentiraient moins dépaysés au milieu de ces constructions où, avec un peu d'imagination et on sait qu'ils n'en sont pas dépourvue, ils retrouveraient Audierne, Concarneau ou Douarnenez.
Les usines

La grosse question, celle dont dépendait la réalisation du projet, était de créer des usines, car sans usines, impossible d'utiliser les pêches.

A Nantes, les usiniers ont formellement fait entendre qu'ils n'étaient pas décidés à tenter l'aventure, « ne voulant pas, disaient-ils, déprécier leurs marques les plus appréciées dans le monde.

Les usiniers de Lorient et du Finistère ont, eux, fait preuve d'une meilleure volonté. Une quinzaine d'entre eux ont très sérieusement promis d'aller, dès cet hiver, étudier la question sur place et se sont montré, décidés a établir des usines sur le littoral africain. Deux autres, qui y avaient déjà des usines, mais qu'ils avaient été contraints de fermer il y a quelques années, faute d'équipes, se sont engages à les rouvrir et même à leur donner une plus grande extension.

D'autre part, M. Paul de Penanro, président du syndicat des fabricants de conserves du Finistère et du Morbihan, a l'intention de demander, dès la première réunion, aux adhérents de ce syndicat, s'ils veulent consentir à former une société anonyme qui aurait pour but d'installer en Algérie et en Tunisie, une fabrique de conserves de poissons migrateurs. Il a déjà 4 ou 5 adhésions à ce projet. Ces usines pourraient également se livrer à la conserve de légumes frais, qui sont très abondants en Algérie-Tunisie, et coûtent très bon marché en dehors de la saison dite des primeurs.

Les usiniers ont à leur disposition une huile de première qualité, l'huile d'olive de Sfax, que l'on est arrivé à débarrasser dès maintenant de son excès de margarine et qui a été reconnue propre à la fabrication des conserves par la plupart des Chambres de commerce de France, et principalement par la Chambre de commerce de Nantes.

L'émigration

Les usiniers sont décidés à faire quelque chose et à étudier le projet d'installation d'établissements sur la côte d'Afrique, resta à savoir si les marins-pêcheurs consentiraient, eux aussi, à aller y tenter fortune.

M. Violard n'a pas tardé à se rendre compte que de ce côté, il n'aurait que l'embarras du choix.

Partout où il s'est présenté il a été accueilli a comme le Messie, selon son expression. Prévenus de son arrivée et initiés à la question par les nombreux articles publiés à ce sujet par la presse, les marins-pêcheurs, dont la misère est cette année aussi grande que l'année dernière, sinon plus, attendaient sa venue avec impatience, croyant que le délégué de l'Algérie Tunisie venait pour les emmener tout de suite, alors qu'il venait simplement faire une enquête sur ce projet.

A Concarneau, les marins-pêcheurs sont allés trois ou quatre fois à la gare, au-devant de M. Violard. Une centaine de familles désireuses d'émigrer se sont fait inscrire. M. Violaid s'est entretenu avec les pécheurs et leur a exposé les projet qui sont, ainsi que nous l'avons déjà dit, les suivants :

1- D'établir sur le littoral de l'Algérie-Tunisie des usines françaises de conserves de poissons migrateurs et, autour d'elles des familles amenées de Bretagne

2' D'établir là-bas des sociétés coopératives entre pécheurs, avec l'aide de la fabrique de conserves

3' De recourir à l'installation volante, c'est-à-dire que les pêcheurs bretons ne viendraient en Algérie-Tunisie que pendant la campagne sardinière, puis regagneraient au mois de juillet les côtes bretonnes où ils pourraient faire une nouvelle campagne de pêche. A Concarneau, comme presque partout du reste, les pêcheurs se sont prononcés pour cette dernière solution ils veulent être assurés du rapatriement, dans le cas où la nostalgie s'emparerait d'eux. Un certain nombre de familles, cependant, veulent bien s'engager à se fixer là-bas définitivement. On conçoit disons-le en passant que cette émigration volante obtienne les préférences de nos pêcheurs en effet, presque tous, en dehors de ceux qui habitent les villes, possèdent de petits lopins de terre auxquels ils ne voudraient point renoncer.

Mais on conçoit aussi que l'Algérie et la Tunisie, qui supporteraient la charge de cette émigration, désirent avant tout recevoir des colons définitifs. Pour tout dire, l'émigration volante offre toutes garanties pour la période d'essai de la sorte, nos pêcheurs iraient là-bas avec la certitude d'être rapatriés si l'émigration définitive ne leur plaisait pas. On pourrait faire ainsi une ou deux campagnes d'émigration volante. Mais ensuite l'Algérie et la Tunisie ne pourraient sans doute plus en assurer les frais. La meilleure solution serait que ces colonies -- et c'est leur intention -- puissent donner aux familles de pêcheurs de petits lopins de terre semblables à ceux qu'elles occupent ici. L'émigration volante se transformerait ainsi tout naturellement et sans doute progressivement en émigration définitive. A Audierne, les pêcheurs voudraient partir le plus tôt possible, la pêche ayant été jusqu'ici absolument nulle, là comme dans nos autres ports bretons où les usines sont fermées.

A Douarnenez, de nombreux pêcheurs ont déclaré que si on leur offrait une prime, ils resteraient en Algérie-Tunisie.

M. Violard a reçu le même accueil empressé de la part des populations maritimes à Tréboul, à Morgat, à Doêlan, Brigneau et Moêlan.
En Algérie

En attendant, on prépare le terrain en Algérie. Le gouverneur M. Jonnart, fait, en effet, procéder actuellement à une enquête sur son littoral portant sur les points suivant:

l' Points de la côte sur lesquels il serait possible de tenter avec chance de réussite, la création de villages de pécheurs, ou mieux encore, l'établissement de familles de pêcheurs dans des centres existants

2' Indications sur la quantité approximative et sur la qualité du poisson fréquentant ces points, en distinguant les espèces migratrices et sédentaires ;

3' Méthode et engins de pèche qui paraîtraient le mieux appropriés à chaque région

4' Nature, degré de sécurité des abris côtiers et les moyens de les améliorer;

5' Existence et faculté de consommation d'un marché local, ou possibilité et importance probable de débouchés extérieurs. Il conviendrai d'indiquer également si les immigrants pourraient trouver, perdant la morte saison, d'autres occupations que la pèche, et s'ils ne se heurteraient pas à une concurrence étrangère de nature à mettre obstacle à leur industrie.

La mission de M. Violard étant maintenant terminée, c'est à MM. Pichon et Jonnart, lorsqu'ils seront en possession de son rapport, de prendre une décision. Elle ne saurait tarder.

( !!! )

Gwin ru

Quand la sardine va, tout va. Et quand rien ne va plus... le marin et l'ouvrier boivent tant qu'il leur reste un peu d'argent.


La création puis l'édification des Abris du marin par Jacques de Thézac, photographe, ethnologue maritime et philanthrope ne suffisent pas à détourner le marin de l'alcool. 


Pour le marin et l'ouvrier d'usine, le débit de boisson est bien souvent le seul échappatoire à une vie de frustration et de privation... 


De plus, dans ces corporations un peu fermées, la sociabilité et la convivialité passent par le boire. La paie des matelots est effectuée au bistrot, celui-ci appartenant de plus en plus souvent au patron : Après quelques tournées, le marin rentre trop souvent à la maison les poches vides et pas toujours avec la godaille, victime de son intempérance alcoolique.

Marie Jacques Léon Émile Compagnon de Thézac (1862-1936)

Vin Le Cormoran (de Penmarc'h !)

Vin L'Éclaireur des Mers

Picot

A partir de 1902, Madame Marthe Chauvel, femme du riche Docteur Chauvel ( trésorier de l'œuvre des Abris du Marin) a l'idée d'apprendre aux usinières et femmes de marins, la broderie d'Irlande, dans sa variante locale appelée Picot Bigouden. Ce travail qui devrait être un travail d'appoint, devient un ouvrage de subsistance pour les familles, particulièrement adapté aux périodes de disettes. Une pelote de fil et un crochet pour tout bagage, les femmes et leurs filles et garçons "picotent" quel que soit le lieu, dès qu'ils ont un instant de libre. Il se dit même qu'à l'abri des yeux indiscrets, mettant leur fierté de côté, les marins "picotent" aussi à la maison.

Puis les religieuses d'une autre congrégation, "Les Filles du Saint Esprit", ont pris le relais, se faisant enseignantes, recevant les travaux, les payant honnêtement suivant un barème horaire fixé puis les vendant.

(Plus tard, les ouvrages en Picot Bigouden deviendront à la mode dans les milieux aisés Parisiens. Sur une année, une picoteuse pourra alors gagner davantage avec son picot qu'à travailler à l'usine...)


Saisons suivantes :

En 1904, les bateaux sont de nouveau armés pour la sardine. On achète de la rogue à prix d'or pour appâter la sardine tant attendue. Préparatifs inutiles, car cette année là encore, bien que moins pire, la sardine n'est pas au rendez-vous. L'aide gouvernementale diminue. Heureusement les particuliers restent mobilisés et entretiennent les fourneaux économiques financés par les secours catholiques pour nourrir, selon le recteur François-Marie Le Coz, 3500 paroissiens Penmarchais dans l'indigence.

Dans le pays Bigouden, un crédit maritime coopératif est créé pour aider le pêcheur à, sinon acheter un bateau neuf, du moins à moderniser sa chaloupe par l'installation d'un moteur ou le renouvellement de ses filets. Mais le pêcheur n'aime pas les banques : il préfère faire confiance à l'emprunt familial...Une famille qui vit de la pêche et qui  est alors aussi dans la misère ! 

Pour bon nombre d'observateurs la solution à la crise est la diversification de la pêche (pêche au large, chalutage), des moyens pêche (bateaux motorisés et pontés, filets et techniques modernes), l'éducation, la mise à disposition et l'explication de moyens de crédits attractifs... 

1905 est de retour une mauvaise année pour les pêcheurs sardiniers et l'industrie des conserves. Cette fois, les journaux n'ent font pas écho avec la même force qu'en 1902 et 1903. Et pour cause : c'est la loi concernant la séparation des Églises et de l’État adoptée le 9 décembre 1905 à l’initiative du député républicain-socialiste Aristide Briand qui retient toute leur attention et s'affiche en premières colonnes. Les catholiques sont, bien sûr, consternés. Ils invoquent de nouveau le châtiment de Dieu dans le retour de la crise sardinière dans la presse et dans les églises, incitant les femmes à remettre leurs marins pêcheurs-pécheurs de maris dans le droit chemin (de l'église)1 :  "Les pécheurs ont fui les bancs de l'Église, alors les banc de sardine ont fui la côte".
Le 10 septembre 1905 donne lieu à Concarneau, à la première Fête des Filets Bleus organisée au profit des marins et employés des usines par le poète Jos Parker et le peintre Gérard Legout sur une idée du Maire conserveur Billette de Villeroche.

Lors des élections législatives de 1906, les pressions conjugalesles manoeuvres des conservateurs et du clergé, les prières des croyants, n'ont pas réussi à empêcher Georges Le Bail d'être réélu même si l'année est est mauvaise. Le "Crédit Maritime" est fondé le 23 Avril 1906. 


La distribution de vivres par les syndics de gens de mer et par les congrégations religieuses, durera jusqu'en mars 1907, même si l'année ne fut pas fameuse...Le poisson n'est pas là et le mauvais temps est de la partie. Les difficultés des ouvrières et des ouvriers boitiers des usines, des marins pêcheurs restent inchangés.

En Mars 1908, le Commité Officiel cesse de fonctionner. La crise sardinière n'est plus et de nombreuses critiques entâchent la gestion des fonds par le commité, accusé de clientélisme politique au profit de certains : Le vice président-député radical Le Bail est clairement visé. Les caisses sont alors vidées au profit des sociétés de secours et de sauvetage et du tout jeune "Crédit Maritime". 

La saison sardinière de 1909 fut très bonne et signa la fin de cette période funeste. Funeste pour les marins, les artisannes, les ouvriers boitiers et les métiers connexes, mais pas bien terrible pour les conserveurs qui subirent très peu de fermetures ou de faillites. Ainsi, plus d'une dizaine d'usines seront crées entre 1909 et 1912... 


(1) N'oublions pas qu'à cette époque, les femmes n'avaient pas le droit de vote...